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Projet BourbaKeM
Elément n°3
Les conceptualisations dans l’activité individuelle et collective
Jean-Claude Coulet[1]
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1. Introduction

L’importance donnée aux savoirs scientifiques dans l’économie de la connaissance, notamment pour nourrir les processus d’innovation, n’est plus à démontrer.

Pourtant, l’analyse des pratiques montre que les conceptualisations en action, impliquées dans les activités individuelles et collectives, représentent aujourd’hui un enjeu crucial pour les organisations. Ainsi par exemple, l’exploitation des retours d’expérience, la conversion de connaissances tacites en savoirs formalisés, l’analyse des pratiques expertes, le repérage de compétences clés, la création de communautés de pratiques, etc., constituent autant d’éléments révélateurs de l’intérêt porté aux liens entre connaissances et actions, notamment dans la constitution du capital immatériel des organisations.

Comme on va le voir, cette problématique des rapports entre connaissances et actions réinterroge l’approche classique du management des connaissances et ouvre la voie à des modèles alternatifs.

2. Approches classiques du KM et impact des théories du traitement de l’information

2.1. L’approche classique du management des connaissances

A la fin des années cinquante, les travaux de Penrose éclairent d’un jour nouveau les sciences de gestion en considérant que la connaissance représente une valeur économique au même titre que les ressources matérielles. Dès lors, le management des connaissances (ou KM) prend une grande importance dans les organisations.
Il est classiquement considéré comme tout ce qui est mis en œuvre pour identifier, analyser, mémoriser et mettre à disposition des connaissances dans une organisation.

Ainsi, pour Pesqueux & Durance (2004, p. 32) « le Knowledge Management a pour objectif la mise en place d’une organisation de l’information visant à identifier, saisir, indexer et distribuer les informations pertinentes quant à l’exercice des ses activités par chacun des agents de l’organisation ». Dans sa mise en œuvre concrète, au sein de l’organisation, sont donc largement impliqués :

  • un processus renvoyant à l’intelligence économique, essentiellement consacrée à l’identification et la collecte d’informations sur les évolutions de l’environnement économique de l’organisation pour qu’elle puisse s’y adapter au mieux ;
  • un processus d’organisation et de stockage de l’information alimentant, le plus souvent, les systèmes informatiques de l’organisation (bases de données et/ou de connaissances) ;
  • un processus de création de connaissances au sein de l’organisation à partir des informations recueillies mais, également, à travers la capitalisation de l’expérience acquise dans la réalisation de l’activité.

Dans cette logique, il s’agit donc, pour l’organisation, de gérer des informations et des connaissances pour conserver et développer ses compétences et, notamment, les compétences clés qui lui donnent un avantage concurrentiel.

Les cadres théoriques utilisés, dans cette approche, pour penser les rapports ainsi établis entre données, informations, connaissances et compétences méritent, néanmoins d’être explicités.

2.2. L’impact des théories du traitement de l’information

On peut tout d’abord noter que, d’un point de vue théorique, l’attention portée aux connaissances en sciences de gestion s’inscrit dans l’évolution, beaucoup plus générale, des travaux situés au carrefour de nombreuses disciplines (psychologie, linguistique, philosophie. informatique, intelligence artificielle, etc.), fondant ce qu’il est convenu d’appeler les sciences cognitives[2]. Celles-ci, soucieuses de marquer leur différence avec le béhaviorisme du début du 20ème siècle, se sont très largement inspirées du paradigme cognitiviste dans lequel la métaphore de l’ordinateur occupe une place de choix et où, de ce fait, les théories du traitement de l’information s’avèrent incontournables.
Ainsi, dans son approche classique (cf., par exemple, Pesqueux & Durance, 2004), le KM pose-t-il les connaissances comme issues de l’interprétation d’informations (c’est-à-dire des données placées dans un contexte) et les compétences comme une application de connaissances en situation selon le modèle suivant.

B3-0

Comme le suggèrent également les travaux en intelligence économique, pour l’approche classique du KM, les compétences organisationnelles résulteraient d’une focalisation sur ce qui est externe à l’organisation (des données, des signaux faibles), dont le traitement en interne permettrait de maintenir ou créer les compétences procurant un avantage concurrentiel.

Bien que critiquée, cette conception reste assez largement présente dans la littérature et peu de travaux ancrent leur critique sur les apports des théories de l’activité qui, pourtant, offrent les bases d’une approche alternative au KM.

3. Les théories de l’activité

D’une façon générale les théories de l’activité, ont en effet avancé un certain nombre de concepts et de descriptions de processus qu’il n’est pas inutile de prendre en compte lorsqu’on s’intéresse à la connaissance et, plus spécifiquement encore, à la manière dont elle se construit.

3.1. Fondements

Essentiellement élaborées dans le champ de la psychologie du développement, les théories de l’activité trouvent leurs fondements dans les travaux de Piaget et Vygotski dont on peut, très schématiquement, rappeler ici les principaux apports.

Concernant Piaget, il s’agit, tout d’abord, du concept « d’adaptation » explicité dans sa théorie de l’équilibration (cf. Piaget, 1975) comme une dynamique constructive (l’équilibration des structures cognitives) s’opérant à partir de « perturbations » (mise en défaut de l’assimilation des structures cognitives actuelles) via des « régulations » (reprise modifiée de l’action) et donnant lieu à des « compensations » (annulation des effets de la perturbation). Il s’agit, ensuite, du concept de « schème » (organisation de l’activité pour une classe de situations), en tant que structure assimilatrice, dont « l’accommodation » (changement du potentiel assimilateur) est assurée par les « régulations » engagées par le processus « d’équilibration ».

Concernant Vygotski (cf., par exemple, Vygotski, 1934/1985), dans une approche sensiblement différente mais très complémentaire de celle de Piaget, on peut noter qu’il insiste, lui, à travers le concept « d’instrument psychologique », sur l’étroite interaction entre l’activité cognitive et les artéfacts matériels et symboliques (socialement construits), utilisés pour la mettre en œuvre. Par ailleurs, il développe le concept de « zone proximale de développement » pour rendre compte de l’écart existant entre le niveau de performance que le sujet peut atteindre, lorsqu’il traite seul une tâche et celui qu’il peut atteindre avec l’aide d’autrui, corroborant ainsi le fait que la mise à disposition d’un artéfact ou d’une information est loin d’être suffisante pour qu’ils soient utilisables par le sujet.

3.2. Le statut des connaissances

Contrairement à ce qu’on trouve dans les approches classiques en KM, la connaissance n’est pas posée dans les théories de l’activité comme le résultat de transformations d’informations mais, plutôt, comme consubstantiellement liée à l’activité individuelle.

Ainsi, Vergnaud (1990), dans sa théorie des champs conceptuels, marque-t-il bien ce lien lorsque, dans la définition analytique qu’il donne du schème[3], il caractérise les « invariants opératoires » (ce qui est « tenu pour vrai » et ce qui est « tenu pour pertinent ») en termes de « théorèmes-en-acte » et de « concepts-en-actes ».

Dans cette logique, si les connaissances relèvent bien des « invariants opératoires », elles ne se confondent pas avec eux car des valeurs, des croyances, des normes, des conjectures, etc. peuvent également exprimer des éléments tenus pour vrais ou pertinents, au même titre que des connaissances.

Enfin, chez Vergnaud, la distinction entre « théorèmes-en-acte » et « concepts-en-acte » s’avère particulièrement intéressante pour rendre compte de ce qui, pour le sujet :

  • d’une part, justifie l’organisation de l’activité engagée (les théorèmes-en-actes) ;
  • d’autre part, doit être focalisé par l’attention, dans le déploiement de l’activité en situation, pour réussir au mieux à atteindre les résultats visés (les concepts-en-acte).

3.3.    La genèse des connaissances et des savoirs

La construction individuelle des connaissances

Au regard de ce qui précède, on donc peut retenir que les connaissances sont :

  • d’une part, des propositions tenues pour vraies (théorèmes-en-acte) d’un type particulier : celles que le sujet pourrait exprimer sous la forme : « je sais que + proposition », par contraste avec d’autres comme, par exemple : « je crois que + proposition », « je suppose que + proposition », etc., exprimant respectivement, des croyances, des conjectures, etc.
  • d’autre part, des concepts servant d’arguments dans les propositions précédentes et d’outils d’identification des éléments de situation à focaliser pour réussir l’activité engagée.

Par ailleurs, parce qu’elles sont étroitement liées à l’activité, au même titre que d’autres invariants opératoires (valeurs croyances, etc.), les connaissances sont, à la fois :

  • nécessairement mobilisées dans l’activité (il n’y a pas de schème sans invariants opératoires) ;
  • construites par les régulations de l’activité.

Enfin, qu’elles soient construites grâce à une activité autonome ou avec l’aide d’autrui, les connaissances nouvelles relèvent des « régulations » (Piaget, 1975) mises en œuvre par le sujet et se situent nécessairement dans ce que Vygotski (1934/1985) appelle : « la zone proximale de développement ».

Ainsi donc, les connaissances se présentent-elles comme des constructions individuelles dont la genèse passe nécessairement par des activités mobilisées et régulées.

La construction collective des savoirs

Comment rendre compte alors de la dimension cognitive propre à un collectif ?
La réponse à cette question est sans doute à chercher dans la distinction, introduite par les pédagogies constructivistes, entre connaissances et savoirs. Pour eux, en effet, il est important de marquer la différence entre « les connaissances (la vision du monde, toujours unique, qu’une personne se construit) et les savoirs (les représentations du monde construites collectivement, en fonction de projets, bien organisées et testées) » (Fourez & Larochelle, 2003, p. 17)[4] .

Quant aux processus de construction des savoirs formalisés (comme, par exemple, dans les livres, revues, documents techniques, etc.) et/ou utilisés à titre de référence par des collectifs (comme, par exemple, dans l’exercice d’un métier, sans nécessairement être explicites), ils renvoient à une dimension sociale forte où négociation et accord interindividuel, même tacites, s’avèrent incontournables. Alors, comme l’envisagent les socio-constructivistes (cf., par exemple, Doise & Mugny, 1981), les connaissances, explicitées par certains individus, joueraient, dans le collectif, comme des « perturbations » (au sens piagétien du terme), lesquelles pourraient engendrer des « régulations » et des « compensations » (toujours au sens piagétien de ces termes), chez les autres, permettant alors l’émergence de savoirs reconnus par chacun (au moins provisoirement) comme consensuels.

Dans leur approche de la cognition, les théories de l’activité rompent donc radicalement avec le cognitivisme et permettent d’envisager les problématiques du KM sous un angle très différent à partir duquel connaissances et savoirs sont à considérer comme des conceptualisations individuelles et collectives particulières parmi d’autres (valeurs, croyances, normes, etc.), indissociables des activités qui, à la fois, les portent et les construisent.

4. Des modèles alternatifs pour le KM

Partant de ce point de vue, le concept de compétence prend un relief particulier et offre, comme on va le voir, un point d’ancrage privilégié au KM, dès lors qu’on fonde sa conception sur des bases théoriques solides.

4.1. La notion de compétence

Soulignant le fait que les approches classiques de la compétence[5] font l’impasse sur les processus en jeu dans leur mobilisation en situation et dans leur construction grâce à l’expérience ainsi acquise, Coulet (2011) propose un modèle de la compétence qui se réfère aux théories de l’activité.

Le modèle

Ce modèle (fig. 1a et 1b) considère que la compétence est à la fois, un potentiel d’action et une activité située ou, en d’autres termes, une organisation de l’activité (potentiel) mobilisée pour traiter une tâche donnée dans une situation déterminée (activité située) mais, également, un ensemble de régulations, visant à restructurer cette organisation en tirant profit de l’expérience acquise lors de sa mobilisation.

Par ailleurs, Coulet (2011) propose de spécifier cette conception (fig. 1b) dans MADDEC (Modèle d’Analyse Dynamique pour Décrire et Evaluer la Compétence).

B3-1a

Figure 1a – La compétence

B3-1b

Figure 1b – MADDEC

Les caractéristiques du modèle

Ce modèle de la compétence repose donc sur la définition analytique du schème proposée par Vergnaud (1990), distinguant :

  • des invariants opératoires : d’une part, ce qui est tenu pour vrai (connaissances, valeurs, croyances, etc.) ou théorèmes-en-acte chez Vergnaud ; d’autre part, ce qui est tenu pour pertinent (tout ce qui est focalisé pour optimiser la réalisation de l’activité) ou concepts-en-acte chez Vergnaud ;
  • des inférences, permettant le choix de telle(s) ou telle(s) règle(s) d’action en fonction des circonstances ;
  • des règles d’action, permettant de produire le résultat anticipé ;
  • des anticipations ou attentes quant au résultat de l’activité engagée.

Il considère que toute compétence est, à la fois, « productive » car génératrice d’un résultat (mobilisation d’un schème pour une tâche donnée, dans une situation déterminée) et « constructive » car génératrice d’une expérience relative à l’activité engagée. Cette construction s’opère via trois boucles de régulation :

  • des régulations en boucle courte, focalisées sur la réussite de l’activité engagée et  visant la mobilisation de règles d’action vicariantes[6];
  • des régulations en boucle longue, focalisées sur la compréhension des raisons attachées au résultat obtenu et visant des changements au niveau des conceptualisations (invariants opératoires) associées à l’activité engagée;
  • des régulations de type changement de schème, renvoyant à ce que Piaget (1975) évoque en termes de différenciation et intégration, c’est-à-dire à la réorganisation de différents schèmes en lien avec l’activité engagée.

Ce modèle de la compétence explicite donc les deux processus dynamiques qui la caractérisent.

  • Le premier, correspond à sa mobilisation pour traiter une tâche donnée dans un contexte déterminé. A ce niveau, les inférences jouent un rôle essentiel puisque ce sont elles qui assurent l’ajustement du schème (couvrant une classe de situations) à la situation singulière à laquelle il est confronté, ici et maintenant. Pour ce faire, elles se fondent sur l’expérience passée (dont les aspects phylogénétiques et sociogénétiques qu’elle véhicule) pour choisir la règle d’action la plus adéquate aux circonstances présentes. Bien entendu, selon la richesse de cette expérience et des règles d’action disponibles, l’ajustement de l’activité aux circonstances présentes sera plus ou moins performant. Ceci permet de comprendre l’une des différences essentielles existant entre l’expert et le novice.
  • Le second processus correspond, lui, à la construction même de l’expérience à travers les boucles de régulation, dont la nature entraîne des formes de capitalisation très différentes les unes des autres. Alors qu’une régulation en boucle courte risque de se limiter à la mise en correspondance « règle d’action / circonstance particulière », une régulation en boucle longue peut déboucher sur la compréhension des raisons de la réussite ou de l’échec. On comprend alors une autre différence existant entre expert et novice : l’un focalisant plus volontiers sur ce qui explique les résultats, là où l’autre cherche avant tout à réussir (Coulet, 2014).

Son intérêt pour modéliser les compétences collectives

Enfin, si les caractéristiques de ce modèle s’avèrent utiles pour appréhender les compétences individuelles dans la dynamique des processus en jeu, elles restent pertinentes pour aborder les compétences collectives, dès lors que l’on admet que l’activité d’un collectif suppose nécessairement :

  • des anticipations quant aux résultats à produire grâce à cette activité;
  • des règles d’action (notamment, ce que fait chacun des individus au sein du collectif) pour les produire;
  • des ajustements en fonction des circonstances (inférences);
  • des conceptualisations sous-jacentes et consensuelles (invariants opératoires) qui, d’une part, justifient l’activité engagée (théorèmes-en-acte) et, d’autre part, focalisent sur les éléments pertinents à prendre en compte pour l’optimiser (concepts-en-acte);
  • des régulations permettant les changements requis au regard des résultats obtenus.

En d’autres termes, la compétence collective peut être, elle aussi, décrite comme un schème régulé.

4.2. L’articulation entre compétences individuelles et compétences collectives

Alors qu’elles sont généralement abordées de façon indépendante dans la littérature, les compétences individuelles et collectives peuvent difficilement ne pas être articulées dans les problématiques du KM. La nécessité de cette articulation apparaît notamment lorsque, pour rendre compte de la conversion des connaissances tacites et explicites au sein de l’organisation, Nonaka & Takeuchi (1995) proposent leur modèle « SECI » (Socialisation, Externalisation, Combinaison, Internalisation). En effet, alors même qu’il se focalise uniquement sur les connaissances, ce modèle montre bien comment, par socialisation, des connaissances tacites individuelles peuvent être explicitées (externalisation) puis, articulées les unes avec les autres au niveau du collectif (combinaison) avant d’être appropriées de façon à nouveau individuelle (internalisation).

Relevant l’intérêt de ce modèle, tout en pointant les limites que lui impose la seule prise en compte des connaissances (tacites et explicites), Coulet (2013) propose de le transposer aux compétences individuelles et collectives (cf. fig. 2)

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Figure 2 – Adaptation du Modèle SECI de Nonaka & Takeuchi (Coulet, 2013)

Dans cette nouvelle version du modèle SECI, Coulet distingue des processus ascendants (depuis les schèmes individuels vers les schèmes collectifs) et descendants (depuis les schèmes collectifs vers les schèmes individuels). Il utilise le terme de « percolation de schèmes » pour rendre compte du processus de socialisation en termes d’accommodation de schèmes individuels par simple contact[7]. Il traduit, ensuite, le processus d’externalisation en termes de « formalisation » (par exemple dans un référentiel de compétences), celui de combinaison comme une « articulation » de schèmes individuels (ou collectifs) et formalisés, servant à reconfigurer les règles d’action du schème organisant l’activité globale de l’organisation. Enfin, ces accommodations de schèmes collectifs entraînent nécessairement des « réorganisations » affectant les schèmes individuels.

4.3. Accompagnement des changements organisationnels

En suivant la logique qui vient d’être présentée, Coulet (2013) tente de préciser comment, concrètement, peut être conçu l’accompagnement des changements dont est potentiellement porteuse chacune des quatre phases décrites par le modèle.

La phase de socialisation

Cette phase est particulièrement importante car la plupart des compétences effectivement mobilisées dans l’activité ne sont pas conscientes et restent donc, ni explicitées ni même explicitables, le plus souvent. Favoriser la capitalisation de l’expérience à l’échelle individuelle consiste alors à favoriser la percolation de schèmes individuels, à travers la visibilité que peuvent en avoir d’autres individus. L’observation possible de conduites différentes des siennes peut, en effet, jouer le rôle de « perturbation » (Piaget, 1975) dont la « compensation » par « régulation » de sa propre activité va provoquer un changement dans son organisation (apprentissage par observation). C’est très exactement ce qui se passe lorsque dans l’exercice d’un métier donné, des styles individuels de pratiques diffusent (sans explicitation) chez d’autres professionnels jusqu’à, parfois, faire évoluer la profession elle-même. Il faut cependant préciser que cette diffusion est d’autant plus efficace que l’activité observée est proche de celle de l’observateur et qu’elle reste, par ailleurs, limitée à ce, qu’en référence à Vygotski, on peut appeler : sa « zone proximale de développement ». Il faut également souligner qu’à défaut de formalisation, ces innovations restent « en-acte » et risquent fort de passer inaperçues au niveau organisationnel, même si elles peuvent être à l’origine d’avantages concurrentiels non négligeables.

La phase d’externalisation

Favoriser l’explicitation de l’organisation d’activités individuelles (ou, mieux, des « schèmes » individuels) peut emprunter de nombreuses voies, depuis les échanges interindividuels informels (de type « machine à café »), jusqu’à la mise en place de pratiques plus ou moins institutionnalisées (communautés de pratique, groupes projet, groupe fonctionnel, etc.). De plus, il va de soi qu’outiller certaines de ces pratiques à partir d’un modèle théorique de la compétence tel que celui qui a été présenté plus haut, peut considérablement accroître leur efficacité. Ainsi par exemple, outiller sur cette base la construction individuelle de portfolios et l’élaboration collective de référentiels de compétences peut s’avérer particulièrement efficace en termes d’explicitation de compétences individuelles, voire collectives. Clairement, s’engager sur cette voie revient à privilégier une importante prise de conscience des compétences effectivement mises en œuvre par chacun (individu ou collectif) au sein de l’organisation mais, également à décupler la puissance de la percolation de schèmes précédemment évoquée (apprentissages sociocognitifs). Le travail de Quiguer (2013) en fournit quelques illustrations intéressantes.

La phase de combinaison

Si, comme on vient de le voir, le travail d’explicitation des compétences trouve un intérêt non négligeable dans l’activité même d’explicitation, le produit de ce travail s’avère particulièrement utile au manager dans sa gestion des incontournables écarts existant entre le travail réel et le travail prescrit[8]. En effet, l’explicitation des schèmes individuels (voire de collectifs divers) est susceptible de révéler des pratiques réelles en décalage par rapport aux prescriptions et nécessitant donc des aménagement du travail prescrit, soit pour y intégrer des innovations jugées pertinentes au regard de l’activité globale de l’organisation, soit pour le préciser afin de limiter la portée de celles qui ne le seraient pas. Dans cette phase de « combinaison » il s’agit donc de restructurer l’activité globale de l’organisation à partir de l’identification de schèmes (voire de composantes de schèmes explicités et formalisés lors de la phase « d’externalisation ») et d’en déduire les nouvelles prescriptions qu’auront, ensuite, à s’approprier les salariés dans la mise œuvre de leurs compétences individuelles et collectives.

La phase d’internalisation

Faire évoluer les compétences actuelles vers les compétences nouvelles attendues ne se réduit évidemment pas à une simple prescription (même si l’on a tendance à l’oublier souvent !). En effet, pour être effectif un changement, qu’on cherche à produire chez autrui, n’est possible qu’à condition que l’écart entre l’organisation de l’activité actuelle (ici, celle des individus et/ou des collectifs) et celle que l’on vise (pour les uns et/ou les autres), se situe bien dans leur « zone proximale de développement » (à faire évoluer par étapes, si nécessaire). Pour cela, le guidage de l’appropriation de nouvelles prescriptions doit pouvoir d’une part, s’appuyer sur suffisamment de données concernant l’activité actuelle (cf. fig. 3, flèches ascendantes) et, d’autre part, provoquer, directement ou indirectement (cf. fig. 3, flèches descendantes), la mise en œuvre chez autrui des régulations nécessaires au changement attendu.

Le Modèle (cf. fig. 3) d’Aide au Développement Individuel des Compétences (MADIC), proposé par Coulet (2011), précise alors quelle est la palette d’actions envisageables pour réaliser un tel guidage des compétences individuelles et/ou collectives (cf. fig. 3, flèche horizontale[9]) à travers leurs différentes composantes : invariants opératoires (IO), inférences (I), règles d’action (RA), anticipations (A), ainsi que leurs trois formes de régulation, représentées par les flèches en pointillés.

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Figure 3 – Modèle d’Aide au Développement Individuel des Compétences (MADIC).

4.4. Un modèle alternatif de management stratégique

Pour résumer et synthétiser les apports qui viennent d’être présentés, on peut en proposer un schéma global (cf. fig. 4) qui marque bien le caractère spiralaire des évolutions d’une organisation, engendrées par un processus de management pouvant être qualifié de stratégique, dans la mesure où c’est bien sur lui que repose la trajectoire de l’organisation.

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Figure 4 – Modèle de management stratégique.

5. Conclusion

L’éclairage apporté par les théories de l’activité sur le KM offre indiscutablement une vision de la connaissance, qui diffère assez sensiblement de celle qu’on trouve dans une approche plus traditionnelle où dominent les théories du traitement de l’information et la métaphore de l’ordinateur.

En référence au constructivisme (cf., notamment, Piaget), il nous rappelle, en premier lieu, la nécessité de la concevoir comme intrinsèquement liée à l’activité : il n’y a pas d’activité possible sans connaissances préalables, qu’elles soient d’origine phylogénétique, sociogénétique ou ontogénétique (Coulet, 2013), de même qu’il n’y a pas de nouvelles connaissances possibles sans les processus régulateurs de l’activité. En soulignant cela, il nous engage ensuite, pour plus de clarté et comme le font déjà les pédagogies constructivistes, à associer le concept de « connaissance » à l’activité individuelle tout en réservant celui de « savoir » à l’activité collective. Il nous pousse encore, à préciser la place qu’occupent connaissances et savoirs dans les processus en jeu lorsqu’un individu, d’une part et un collectif, d’autre part, sont confrontés à une tâche donnée dans une situation déterminée, c’est-à-dire à positionner connaissances et savoirs au regard des compétences individuelles et collectives. Le concept de schème, tel qu’il est défini par Vergnaud nous montre alors que connaissances et savoirs sont à considérer comme des conceptualisations particulières, parmi d’autres (croyances, valeurs, normes, etc.) qui, en tant qu’« invariants opératoires », justifient l’organisation de l’activité engagée (« théorèmes-en-acte ») et sélectionnent dans la situation, les éléments pertinents pour la réussir (« concepts-en-acte »).

Dans une économie dite « de la connaissance », où les organisations visent en priorité la construction, la mobilisation et le développement des compétences clés leur donnant un avantage concurrentiel, il ne fait pas de doute, comme on a pu le montrer ici, que les théories de l’activité ouvrent de précieuses pistes de travail pour un KM qui prend au sérieux la notion de conceptualisation dans l’activité individuelle et collective.

6. Bibliographie de base

Coulet J.-C. (2011), « La notion de compétence : un modèle pour décrire, évaluer et développer les compétences », Le Travail Humain, 74, 1, 1-30.

Coulet J.-C. (2013), « Expérience et compétence : de la théorie à la pratique », Education Permanente, 197, 4, 125-137.

Coulet J.-C. (2014), « Des caractéristiques de l’expertise au management des compétences individuelles et collectives », Management & Avenir, 67, 124-138.

Doise W. et Mugny G. (1981) Le développement social de l’intelligence. Paris, InterEditions.

Fourez G. & Larochelle M. (2003), Apprivoiser l’épistémologie, Bruxelles, De Boeck.

Nonaka I. et Takeuchi H. (1995), The knowledge creating company: how Japanese companies create the dynamics of innovation. New-York, Oxford University Press.

Pesqueux Y. & Durance P. (2004), « Apprentissage organisationnel, économie de la connaissance : mode ou modèle ? », Cahiers du LIPSOR Série Recherche, 6.
http://hal.archives-ouvertes.fr/docs/00/50/96/72/PDF/Apprentissage_oa_anisatfinal.pdf

Piaget J. (1975), L’équilibration des structures cognitives : problème central du développement, Paris. PUF.

Quiguer S. 2013. Acceptabilité, acceptation et appropriation des Systèmes de Transport Intelligents : Elaboration d’un canevas de co-conception multidimensionnelle orientée par l’activité. Rennes, université Rennes2, thèse de doctorat en psychologie.
http://tel.archives-ouvertes.fr/docs/00/79/03/92/PDF/2013theseQuiguerSR.pdf

Vergnaud G. (1990), « La théorie des champs conceptuels », Recherche en didactique des mathématiques, 10, 2/3, 133-170.

Vygotski L. (1934/1985). « Le problème de l’enseignement et du développement mental à l’âge scolaire», in Schneuwly B. et Bronckart J.P. (eds.) : Vygotski aujourd’hui. Neuchâtel, Delachaux & Niestlé.

Coulet[1] Jean-Claude Coulet, après une carrière de maître formateur dans l’enseignement élémentaire de 1972 à 1990, est nommé Maître de Conférences en psychologie du développement à l’Université Rennes 2 où il a, notamment dirigé, pendant plusieurs années le master 2 professionnel « Ingénierie Psychosociale et Cognitive ». Depuis 2007, il est retraité, membre associé au « Centre de Recherche en Psychologie, Cognition et Communication » de l’Université Rennes 2 (EA 1285) et chargé d’enseignement dans le DU « Intelligence économique et Innovation » à l’Institut de Gestion de Rennes. Il est également membre de la Société Française de Psychologie, de la communauté professionnelle « Compétences 21 » et du conseil d’administration de l’AGeCSO (Association Gestion des Connaissances dans la Société et les Organisations). Son travail de recherche, est organisé autour de la notion de compétence, dont il a proposé une modélisation théorique dans une perspective de type « théories de l’activité », avec des applications dans différents champs : l’éducation et la formation, le bilan de compétences, l’intelligence économique, le management des connaissances et des compétences dans les organisations et la société. Il est l’auteur de plusieurs publications (ouvrage, chapitres d’ouvrages, articles scientifiques), dont les plus récents se situent dans le champ des sciences de gestion.

[2] Toute science ayant pour finalité la construction de savoirs, le terme de « sciences de la cognition » aurait, certainement, été préférable mais l’usage a imposé celui de « sciences cognitives » !

[3] Vergnaud (1990) décrit le schème comme une « organisation invariante de l’activité pour une classe de situations » et comportant quatre composantes fonctionnellement liées : des anticipations (toute activité suppose l’anticipation des résultats visés) ; des règles d’action (permettant, a priori, d’obtenir les résultats visés) ; des inférences (permettant au schème, lié à une classe de situations, d’être ajusté à la situation qu’il traite, ici et maintenant) ; des invariants opératoires (constitués, d’une part de propositions tenues pour vraies : les théorèmes-en-acte et, d’autre part, de concepts jugés pertinents au regard de la situation traitée : les concepts-en-acte).

[4] Ces auteurs rajoutent : « Il semble que cette manière de mettre les choses en perspective est due à l’épistémologue et cybernéticien Ernest von Glasersfeld (1985), souvent considéré, après Piaget, comme le père du constructivisme ».

[5] Cf. les définitions en termes de « savoirs, savoir-faire et savoir-être », de « combinaison de ressources » ou, tout simplement « d’application de connaissances » qui, bien que très largement utilisées restent « athéoriques ».

[6] C’est-à-dire des règles d’action équivalentes au regard du but à atteindre mais différentes quant à la manière de le faire.

[7] Il convient, néanmoins, de ne pas perdre de vue le caractère actif de ces accommodations.

[8] Cet écart est classiquement mis en évidence par les ergonomes.

[9] Les artéfacts sont notés AR sur cette flèche.