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Projet BourbaKeM
Elément n°13
Innovation et connaissances
Danièle Chauvel
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1. Introduction

L’innovation est un phénomène vieux comme le monde, inhérent à l’être humain qui cherche toujours à améliorer ses conditions de vie en « faisant autrement », d’une nouvelle façon, soit en innovant. Le concept se définit comme le résultat d’activités humaines réalisées pour produire un nouveau produit ou service en créant de la valeur.

Mais étonnamment, un coup d’œil rétrospectif sur la littérature montre que le mot « innovation » n’est apparu que tardivement à la fin du 19ème siècle car la notion était considérée jusqu’alors comme le fait d’aventuriers non fiables, des hérétiques (Godin, 2008) et donc rejetée par la société et l’église comme source de déviation. On parlait d’invention ! Rapidement l’intérêt pour le sujet a conquis les différents domaines de ladite littérature en se focalisant d’abord sur l’aspect technique et scientifique du phénomène, y voyant une source de croissance de la performance par le développement de nouveaux produits ; puis le concept s’est étendu et fait pluridisciplinaire, profondément évolutif et multi-facette de par la variété de ses champs d’action et d’opération.

Depuis plusieurs décades, la société est passée de l’ère industrielle à l’ère de la connaissance marquée par la reconnaissance du savoir comme l’élément essentiel de la richesse organisationnelle (Drucker, 1985).  L’innovation est alors devenue un impératif incontournable, le facteur de croissance et d’avantage compétitif,  car toute organisation a nécessité de s’adapter, anticiper, se transformer et innover pour assurer sa performance  et naviguer  dans les flots profondément tumultueux et changeants du marché, des technologies et de la compétition et ce en fructifiant ses connaissances (Andrew et al, 2009).

2. Changement de paradigme

Un regard historique à cette évolution commence par Schumpeter (1939), pour qui l’innovation est un changement technique, une transformation incontestable et irréversible dans le procédé. Le progrès technique est le nerf du développement économique et se propage en spirale incrémentale. D’où la notion de « destruction créative » qui évoque une rupture due à un progrès comme l’invention de la machine à vapeur, qui va bouleverser l’économie traditionnelle et ouvrir de nouvelles avenues à l’innovation.

Le concept se façonne en phase avec l’évolution du monde économique : vers les années 1960, l’innovation est actionnée par la demande du marché mais à partir de la décennie suivante elle se trouve mue par une confluence des besoins du marché et des capacités techniques. Puis dans les années 1980,  avec l’émergence de la notion de stratégie globale et de l’importance croissante des nouvelles technologies, elle résulte d’une double approche alliant les dimensions verticale et horizontale : il s’agit d’un côté d’associer les fournisseurs précocement dans le processus de développement avec la création d’alliances stratégiques et autres et en parallèle, ouvrir les frontières horizontales au sein de l’entreprise pour activer l’échange d’information entre les différentes fonctions. La décade suivante voit l’émergence d’un modèle de l’innovation caractérisé par l’importance cruciale du rapport rapidité d’accès au marché et coût, et l’emphase sur la double approche précédemment citée : intégration des systèmes et du réseautage (activités réseau) avec des liens forts avec les parties prenantes et transversalité interne pour accélérer le transfert d’information avec la conscience du rôle de l’évolution technologique constante et rapide (Rothwell, 1992).

Le tableau suivant (Tableau 1) résultant d’une étude comparative de plusieurs théories et perspectives, évoquées partiellement précédemment, synthétise les principales mutations qui affectent la notion d’innovation tel un changement de paradigme lors du passage de l’ère industrielle à l’ère de la connaissance (OECD, 2009).

Tableau 1. Étude comparative des théories de l’innovation entre l’ère industrielle et l’ère de la connaissance (Chauvel, 2013)

 

La nature même de l’innovation s’est transformée : d’unique et épisodique, elle devient interactive, itérative et continue, générée par l’impulsion de l’utilisateur. La vision traditionnelle focalisée sur et contrôlée par l’entreprise s’efface pour se tourner vers les individus, véritables promoteurs de nouvelles idées, nouvelles perspectives.  Sorti hors des frontières des laboratoires technoscientifiques, le phénomène prend des dimensions sociotechniques qui incluent les facteurs humains, sociaux et organisationnels. L’équilibre entre les moteurs traditionnels que sont la technologie, la compétition et la place du marché est rompu, laissant l’utilisateur devenir l’acteur majeur de l’innovation et la technologie prendre un rôle de facilitateur. Le champ d’application s’étend alors des produits et processus, à de nouveaux services, concepts d’affaires et processus organisationnels, la stratégie ou les pratiques de management. La connaissance possédée par les utilisateurs, la recherche de réponses à des challenges globaux et au souci de responsabilité sociale sont tout autant de nouvelles dynamiques qui vont renouveler le phénomène d’innovation (OECD, 2009). Les règles du jeu font fi de la stabilité traditionnelle pour une fluctuation permanente, s’affinant en fonction du contexte évolutif, avec une tendance à l’ouverture, la démocratisation et la co-création. Enfin, les modèles d’innovation ne sont plus linéaires mais interactifs, incluant des processus sociaux et techniques basés sur le fait que la capacité d’innovation d’une organisation est étroitement liée à son habilité à utiliser ses ressources en connaissances (Subramaniam, 2005 ; Johannessen & Olsen, 2011).

3.     Une approche de l’innovation basée sur les connaissances

« L’innovation ce n’est rien que la connaissance, avec les individus comme véhicules de cette connaissance » (Jorna, 2006 p. 4).  Cette assertion définit bien le paradigme ci-dessus évoqué et tente de saisir l’essence même de l’innovation dans l’âge de la connaissance : à savoir un entrecroisement serré de l’innovation, la connaissance et les acteurs qui en sont les détenteurs.  Drucker (1985) dira qu’il s’agit de l’acte de connaitre plutôt que le faire en soi.

Le rapport de l’OCDE dit d’Oslo confirme aussi cette perspective : « La capacité la plus signifiante de l’innovation consiste en la connaissance accumulée par l’entreprise, qui est principalement incorporée dans les ressources humaines, mais aussi dans les procédures, routines et autres caractéristiques de l’entreprise.  Les capacités d’innovation à l’image des capacités technologiques sont le résultat des processus d’apprentissage, qui sont conscients et délibérés, couteux et chronophages, non-linéaires, déterminés par des trajectoires passées, et cumulatifs. Il est essentiel pour comprendre les performances d’une entreprise de connaitre ses capacités d’innovation et les efforts qu’elle entreprend pour les développer ». OECD 2005, p. 160.

L’innovation est donc un processus d’accumulation, d’échange et de recombinaison de connaissances issues d’interactions entre des individus ou groupes, associé à une agilité d’exploitation soit la façon dont elles circulent, s’articulent et se combinent pour créer de la nouveauté chargée de valeur. Il s’ensuit que le souci premier des organisations devient comment déployer et utiliser les ressources propres que constitue leur capital intellectuel et social afin d’activer et utiliser la connaissance qui va générer l’innovation.

Cette capacité organisationnelle s’avère cruciale car le fait de posséder des connaissances ne confère aucun avantage substantiel. C’est l’aptitude à les mobiliser, les manager, les déployer en étroite corrélation avec les compétences, expériences et capacité absorptive des acteurs, qui va produire la valeur.

Figure 1 – Innovation, un processus de Knowledge management

 

 

Pour ce faire, le Knowledge Management (KM) ou management des connaissances met en œuvre et déploie des dispositifs de coordination pour faciliter la transformation des ressources connaissances en capabilités d’innovation. Ces dispositifs s’organisent autour d’un ensemble d’activités qui se déclinent en acquisition, circulation, intégration, application des connaissances pour conduire à la création de connaissance, avec des mouvements de va et vient entre les différentes étapes, comme le suggère la Fig. 1 (Chauvel, 2013).  Ce processus se déploie au niveau de l’individu, du groupe, de l’organisation, voire l’organisation étendue et la connaissance créée au sein d’activités d’apprentissage est réinjectée dans la base de connaissances organisationnelle, dans une sorte de spirale créative.

Toute entité du fait de son activité professionnelle et organisationnelle produit et accumule des savoirs, savoir-faire, expériences, soit des ressources inimitables tacites et explicites, qui constituent un capital intellectuel propre et unique à ladite entité.  C’est son habilité à l’enrichir, le faire vivre par l’acquisition d’apports cognitifs internes et/ou externes, avec toute leur diversité et leur part d’inconnu, à comprendre les nouvelles associations et opportunités qui va lui permettre de se renouveler, de créer des synergies potentielles pour utilisation créative, d’où le début de la spirale. L’acquisition en soi n’est pas suffisante si elle ne s’associe pas à l’intégration de ces nouveaux savoirs, c’est-à-dire la capacité d’interpréter et d’absorber ces apports pour créer des nouvelles connaissances appropriées au contexte, ce qui peut être contrarié par un manque de capacité absorptive et par l’adhésivité et ambigüité causale propre à la chose cognitive (Szulanski, 1996).  Par l’intégration, les connaissances acquises sont ajoutées aux savoirs existants, façonnées par le contexte et recombinées pour ouvrir de nouvelles perspectives.  La spirale se poursuit par la dissémination desdits savoirs et le partage. Selon une formule populaire, « la connaissance partagée est la connaissance multipliée par 4 ». Le partage insiste sur la relation individu et/ou collectif à individu et/ou collectif. L’objectif final reste l’application car les connaissances ne sont pertinentes que si elles sont appliquées. De nouveaux savoirs sont ainsi générés qui conduisent à l’innovation.

Ces démarches se déploient dans un environnement et une culture basée sur la collaboration, le partage et l’apprentissage collectif et de par un management agile et apte à valoriser ce potentiel de connaissance.

4.     Les principaux leviers de l’innovation comme processus de KM

C’est en effet une pratique de KM, ce cycle vertueux décrit ci-dessus, qui en actionnant des mécanismes sociaux entre individus et groupes va permettre d’initialiser et de soutenir des processus qui conduisent à l’innovation. Plusieurs de ces mécanismes sont reconnus dans la littérature comme leviers de l’acte innovant tel que la connectivité, la collaboration, la diversité, la créativité collective et le leadership créatif.

Prérequis capital pour l’innovation, la connectivité consiste à établir des liens entre des acteurs, choses ou contextes inattendus, dans lesquels l’expertise est partagée, la créativité et la curiosité sont suscitées et les connaissances se combinent de façon inédite. L’apprentissage qui en résulte fait fi des rouages traditionnels pour s’ouvrir vers des idées nouvelles. En interne, elle s’accompagne d’un partage mais aussi un élargissement des valeurs, visions et connaissances basées sur l’expérience.

Proche de la connectivité, la diversité des connaissances représente les différents flux de savoirs qui circulent au travers d’une entité par le croisement d’acteurs porteurs de perspectives, intérêts et cultures différentes.  Une grande variété de connaissances favorise des associations intuitives entre des perceptions et des regards jusque-là fort distincts, met en œuvre la complémentarité qui va permettre d’explorer des champs inconnus, et s’ouvre sur la fertilisation croisée et la capacité de penser autrement.  La diversité qui influence la façon dont la connaissance est créée et appliquée a un impact positif sur l’innovation (Ostegaard et al, 2011).

Dans la chaîne de valeur, l’étape suivante est la collaboration qui opérationnalise la connectivité et la diversité des connaissances pour créer de la valeur. La connaissance est une ressource infinie et ne s’accomplit que dans la collaboration, dit Tapscot (2013). Elle encourage le déploiement de synergies créatives, favorise la co-création, libère l’énergie des équipes, en valorisant les membres, et contribue à ce que les connaissances soient utilisées et appliquées constructivement. Pour se réaliser, elle appelle un environnement fait de respect et de confiance, de la responsabilisation des individus, impliqués mais responsables de leur contribution dans la démarche collective.

Au-delà du management des flux de connaissances et de leur diversité, il faut savoir les utiliser de façon innovante pour créer de la valeur. La créativité collective, en brisant routines et habitudes traditionnelles, permet de libérer la liberté d’expression et de donner libre cours à la pensée créative individuelle vs collective, en exploitant de façon innovante les connaissances. Elle donne du sens au rôle de chacun comme acteur de l’aventure collective, avec effet de motivation et d’un plus grand engagement si du moins le processus conduisant à l’innovation est bien visible.

Ces mécanismes fonctionnent dans un climat social propice fait d’initiative, d’agilité, de responsabilité qui nécessite un leadership approprié : qu’il soit dit transformationnel ou créatif ou autre il doit faire sens du présent dans une perspective constructive et partagée du futur.  La dimension managériale de l’innovation est fondamentale pour stimuler le désir d’innover, actionner la dynamique de l’intelligence collective et porter un nouveau regard vers les collaborateurs qui en sont les acteurs. Le leader doit à la fois faire face à la complexité et garantir l’efficacité opérationnelle. Son rôle est d’accompagner les équipes et, tout en manageant incertitude et prise de risque, et les encourager à aller au-delà de leur zone de confort en assurant une vision forte et une marche vers l’innovation.

5.     Conclusion : la dimension humaine, sociale et durable de l’innovation

Seule l’habilité à mobiliser et déployer la dynamique collective du flux, partage, usage et création de connaissances diverses et complémentaires entre les différents membres de l’organisation conduit à une innovation gagnante. Mais ces connaissances sont socialement et culturellement incorporées dans « les têtes » de ces membres, et ils sont donc les acteurs centraux du processus d’innovation.

Dans notre environnement complexe et rapidement changeant, la connaissance individuelle s’enrichit et devient plus efficiente dans la démarche collective de la concertation, créant un capital social. C’est la conjonction des connaissances individuelles en intelligence collective qui constitue la clé de l’innovation, un phénomène avant tout social et humain.

En approfondissant notre raisonnement, cette dimension sociale et humaine confère le caractère de durabilité à l’innovation.

Tout en respectant ses trois principaux attributs – une responsabilité à long-terme sur le plan économique, environnemental et social – nous définissons la durabilité comme un processus de changement dans lequel l’exploitation des ressources, les investissements et l’orientation du développement technologique et le changement institutionnel sont faits de façon cohérente avec les besoins du futur comme ceux du présent (Jorna, 2006).  La démarche managériale qui consiste à activer les forces et ressources internes de l’entreprise que représente le capital humain, social et structural pour innover répond aux conditions 1) de permanence à long terme du fait de l’environnement et culture d’innovation continue qui la nourrit, 2) de porteur de sens et de cohérence pour les acteurs de par leur participation, implication et responsabilisation, et 3) d’interactions fructueuses dues à la dynamique de management de l’innovation. Nous considérons la durabilité de l’acte d’innovation, au travers de sa permanence à moyen ou long terme, sa cohérence avec les ressources humaines en jeu, son bien-fondé avec l’encadrement économique et social présent et la projection sur le futur (Chauvel, 2017).

En conclusion, pour illustrer ces derniers propos, citons encore Jorna.

« Concevoir une organisation de façon à ce que créativité, innovation, apprentissage et curiosité soient stimulées signifie mettre en œuvre l’innovation durable ». (Jorna, 2006)

6.     Bibliographie

Andrew, J.P., Haanaes, K., Michael, D.C., Sirkin, H.L. and Taylor, A. (2009), ‘Innovation 2009. Making Hard Decisions in the Downturn, The Boston Consulting Group, Boston, MA, available at: http://www.bcg.com/expertise_impact/publications/AllPublications.aspx?practiceArea=Outsourcing%2FBPO.

Chauvel D. (2013), “Toward a Sustainable Approach for Innovation in the Knowledge Society”, dans JFBS ed, Sustainable Development and Innovation, Chikura Publishing, Tokyo .

Chauvel D., Borzillo S. (2017), L’entreprise Innovante : un objet mal identifié. ISTE éditions

Drucker P. (1985), Innovation and Entrepreneurship. Butterworth-Heineman.

Godin B. (2008) “Innovation: The History of a Category”. Working Paper No. 1, Project on the Intellectual History of Innovation, Montreal: INRS. 62 p.

Johannessen, J.A., Olsen, B., (2011), “What creates innovation in a globalized knowledge economy? A cybernetic point of view”, Vine Emerald, Vol. 40 n° 9/10, p. 1395-1421.

Jorna, R. (2006), Sustainable Innovation: the organizational, human and knowledge dimension. Greenleaf Publishing. Sheffield. UK

OECD, (2009), “’New Nature of Innovation’, available at http://www.newnatureofinnovation.org/

OECD. (2005), Manuel d’Oslo Principes directeurs pour le recueil et l’interprétation des données sur l’innovation. http://www.uis.unesco.org/Library/Documents/OECDOsloManual05_fr.pdf . 2005

Ostegaard, C., Timmermansa, B. and Kristinssonb, K. (2011)  ‘Does a different view create something new? The effect of employee diversity on innovation’, Research Policy,  N° 40, pp. 500–509

Rothwell R. (1992), “Industrial Innovation and Environmental Regulation: Some Lessons from the Past.” Technovation, Vol. 12, n° 7, p. 447–458.

Schumpeter J (1934), The Theory of Economic Development: An Inquiry Into Profits, Capital, Credit, Interest, and the Business Cycle. Transaction Publishers,

Tapscot, D. and William, A.D. (2013) Radical Openness: Four Principles for Unthinkable Success. TED Books.

Szulanski, G. (1996) ‘Exploring Internal Stickiness: Impediments to the Transfer of Best Practice within the Firm’, Strategic Management Journal, Vol. 17, Special Issue: Knowledge and the Firm, Winter, pp. 27-43.

Subramaniam, M. and Youndt, M.A. (2005), ‘The influence of intellectual capital on the types of innovative capabilities’, Academy of Management Journal, Vol. 48, pp. 450-63.

7.     L’auteure

Danièle Chauvel est professeur chercheur en Management des Connaissances à SKEMA. Ses expériences professionnelles associent la recherche académique, des responsabilités managériales en ingénierie pédagogique dans un environnement international, une pratique du conseil en management de l’innovation et du changement et un rôle d’expert auprès de la CE et de « think tanks ». Sa recherche est orientée vers l’évolution des principes de management des connaissances, avec un intérêt particulier pour son rôle dans le déploiement de l’innovation.  Auteur d’une cinquantaine d’articles, chapitres et actes de conférence ainsi que de trois livres « Knowledge Horizons : the present and the future of KM » (Butterworth Heineman, 2000) ;  « Leading Issues in Innovation Research » (API, 2011) et « L’entreprise innovante, un objet mal identifié », (2017 en français et en anglais, ISTE).

[1]  Licence « Creative Commons » (CC-BY-NC-SA)  Danièle Chauvel, Projet BourbaKeM, élément n°13, 2017