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Projet BourbaKeM
Elément n°1
Le patrimoine de connaissances d’une organisation
Jean-Louis Ermine[1]
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1. Du modèle OID au Modèle AIK

Dans la théorie du système général, une organisation (en fait tout système) peut être modélisée à des niveaux de détail différents, qui ne rendent pas compte de la même vision de cette organisation.

Nous allons montrer comment on peut modéliser une organisation en rendant compte progressivement de différents niveaux d’interprétation.

1.1. Le modèle de la « boîte noire »

C’est le modèle le plus simple, qui rend compte d’une organisation active dans son environnement (un système qui n’échange pas avec son environnement est un système inactif).

L’organisation est vue comme un « processeur de flux ». Elle reçoit des flux en entrée (intrant), et produit des flux en sortie (extrant). En général, on distingue trois types de flux : énergie, matière et information, mais on peut diversifier à loisir (flux financiers, flux cognitifs etc.), si cela à un sens.

L’organisation, l’entreprise est ainsi juste vue comme productrice d’un bien ou d’un service, matérialisé par son flux de sortie, et par son activité de transformation du flux entrant.

C’est bien une vision minimum qu’on peut donner d’une organisation, sans avoir une quelconque visibilité sur les sous-systèmes qui sont impliqués dans le processus de transformation

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Figure 1 : L’organisation vue comme une boîte noire

1.2. Le modèle de la « division du travail »

Un modèle, plus conforme aux entreprises industrielles du siècle dernier, considère deux sous-systèmes à l’intérieur de l’organisation qui organisent le système production. Le système de décision D, qui conçoit et pilote le système de production, et le système opérant, O, qui réalise le processus de transformation des flux. C’est le modèle classique de la « division du travail » qui sépare la conception des tâches et leur pilotage, de leur exécution opérationnelle. C’est cette vision taylorienne de l’organisation qui est à l’origine de la révolution industrielle. Les deux systèmes O et D sont en relation via des flux d’information.

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Figure 2 : Une vision « taylorienne » de l’organisation

1.3.    Le modèle informationnel

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Figure 3 : La vision de l’organisation intégrant les flux d’information

Avec la complexification des organisations et de leur outil de production, il est vite apparu que les flux d’information entre le système de décision et le système opérant devaient être gérés de manière de plus en plus sophistiquée et efficace. C’est de là qu’est né le concept de système d’information.

Le système d’information « enregistre les représentations – sous forme symbolique – des opérations du système opérant (le comportement du système complexe), les mémorise et les met à disposition, sous forme en général interactive, du système de décision » [Le Moigne 77, 90] (il y a également une rétroaction du système de décision sur le système d’information). Cette modélisation est employée de manière très courante dans les entreprises, les organisations en général : le système opérant est constitué par les acteurs qui transforment des flux appelés intrants, d’énergie, de matière ou d’information, en d’autres flux de même nature, c’est le processus même de l’entreprise. Le système d’information est constitué par tout ce qui stocke, mémorise et met à disposition de l’information : documents, base de données, écrits, images etc. Ce système d’information informe les décisionnaires de l’organisation qui peuvent ainsi agir sur le processus de production, via le système opérant. Ce système est, depuis plus de cinquante ans maintenant, considéré comme un système à part entière de l’entreprise, relevant d’une stratégie, d’un management, d’une organisation et d’une technologie dédiés. Le modèle dominant de l’entreprise, qui est à la base de tous les travaux sur les systèmes d’information est maintenant le modèle dit OID (Opérant, Information, Décision), avec l’ensemble des flux d’information globaux qu’il faut prendre en compte.

1.4.    Le modèle du patrimoine de connaissances

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Figure 4 : La vision de l’organisation intégrant les flux de connaissances

Dans l’optique de la gestion des connaissances, ce modèle a évolué quelque peu ([Ermine 2000]). La connaissance n’est pas un attribut propre à un des sous systèmes, elle existe cependant en tant que telle, comme un patrimoine propre au système. Ceci justifie l’hypothèse de l’existence d’un quatrième sous-système qu’on appellera « Système de (ou des) connaissance(s) » ou, pour reprendre Umberto Eco où apparait pour la première fois l’expression « Patrimoine de connaissances » (La structure absente, Introduction à la recherche sémiotique, Mercure de France, Paris, 1972 Sec. A Chap. 2 § I). Ce sous-système est clairement un système actif. Il possède les deux activités fondamentales que lui prête Edgar Morin ([Morin 86], Introduction) : l’activité d’acquisition des connaissances produites, et l’activité de cognition, relative à la transmission de ces connaissances. Le sous-système de connaissances est vu comme un sous-système actif du système. Ce processus se traduit classiquement par des flux qui créent des interrelations actives avec les autres sous-systèmes du système. Ces flux peuvent se classer en deux catégories : ceux qui partent des sous-systèmes vers le sous-système de connaissances correspondent, selon l’appellation d’Edgar Morin aux activités de compétence (production de connaissances), et ceux qui partent du système de connaissances vers les autres sous-systèmes correspondant aux activités de cognition. On appellera ces flux de compétence ou de cognition aussi flux cognitifs. Le flux de compétence correspond à l’enrichissement (à travers le temps) du patrimoine de connaissances du système, par le biais de ses différents acteurs humains ou ses composants (objets physiques, systèmes d’information…). Le flux de cognition correspond à l’appropriation implicite (le plus souvent) ou explicite de ce patrimoine en vue de l’utiliser dans le processus de transformation propre au système.

Le patrimoine de connaissances qu’on désire gérer est la plupart du temps un sous-ensemble de toutes les connaissances produites et utilisées dans l’entreprise. Son identification n’est pas a priori évidente et ne correspond pas toujours à l’idée intuitive que l’on s’en fait. Si par exemple, un service d’une entreprise, produisant un artefact, désire gérer les connaissances qui caractérisent son savoir-faire dans sa manière de produire, le système de référence n’est pas le service lui-même, comme on pourrait le croire dans une approche superficielle. Il comprend en effet toutes les composantes, internes ou externes à l’entreprise, qui participent à l’ensemble des connaissances concernant la production en question. Cela peut aller d’une société qui réalise des études de marché jusqu’aux organismes officiels, nationaux ou internationaux, qui édictent des lois ou réglementations nécessaires à prendre en compte dans la production. L’identification de toutes ces composantes est nécessaire pour délimiter le corpus des connaissances que l’on désire gérer (dans l’exemple ici : connaissances du marché, connaissances juridiques et réglementaires…).

Le modèle du patrimoine de connaissances est une extension du modèle OID, auquel on rajoute un quatrième sous-système K (les connaissances), et des flux le reliant aux autres sous-systèmes (flux cognitifs de compétence et d’appropriation)

Il est clair que chacun des trois sous-systèmes O, I et D possède des connaissances propres : le système opérant par le savoir-faire des opérateurs, les savoirs des experts, les connaissances dans les procédés et les instrumentations …., le système de décision par sa connaissance de l’environnement extérieur, sa capacité organisatrice … le système d’information par la somme considérable de savoir qui « dort » dans les documents, les bases de données … Ces connaissances sont répertoriées dans le patrimoine de connaissances de l’organisation, qui est en interrelation active avec les trois sous-systèmes. Dans un sens, le patrimoine de connaissances du système s’enrichit (à travers le temps) par le biais de ses différents acteurs humains ou ses composants (objets physiques, systèmes d’information…). Dans l’autre sens, les acteurs s’approprient implicitement (le plus souvent) ou explicitement ce patrimoine en vue de l’utiliser dans le processus de transformation propre au système.

L’intérêt du modèle est de matérialiser le flux de connaissances, qui est une production propre de l’organisation (dite « jointe » selon un terme économique), mais qui n’apparaissait pas comme telle, ce qui désormais semble une aberration au vu de l’importance stratégique de la connaissance. Le patrimoine de connaissances apparaît ainsi comme un « réservoir » où s’accumule cette connaissance.

1.5.    Le modèle AIK

La société de la connaissance et l’économie de la connaissance ont montré l’importance croissante des acteurs de la connaissance (« Knowledge Workers ») dans les organisations. En gestion des connaissances, la connaissance est très souvent considérée comme intimement liée à l’individu (ex : les connaissances tacites), et n’existe pas sans lui. Qui plus est, elle est liée à des groupes d’individus, des communautés de savoir (communautés de pratique). La gestion des connaissances se confond souvent à la gestion des acteurs de la connaissance, même si ce n’est qu’une partie du problème. Le rôle des réseaux d’acteurs est donc prépondérant, plus que le rôle de décisionnaire ou d’opérateur de l’individu, d’autant plus que dans les organisations complexes et avancées, décision et opération sont souvent partagés par les mêmes réseaux d’acteurs. Dans le modèle OID, on peut donc considérer que les éléments du système Opérant et de Décision se regroupent en réseaux d’acteurs, ces réseaux apportant de la valeur ajoutée à l’organisation par leur savoir-faire dans la décision ou les processus opérationnels. Cette capacité cognitive des acteurs est soutenue par le système d’information, en étroite relation avec les acteurs qui s’approprient de l’information pour la transformer en connaissance opérationnelle ou de décision. Inversement, les acteurs produisent de l’information qui s’accumule dans le système d’information quand ils formalisent leurs connaissances, et qu’ils les expriment dans le système d’information.

Ainsi le dernier modèle d’organisation, appelé AIK, qui est le plus approprié pour la gestion des connaissances, est formé des sous-systèmes d’information (I), du patrimoine de connaissances (K), et du sous-système des réseaux d’acteurs (ou communautés de savoir) (A). Le sous système A est en relation avec I par des flux d’information qui traduisent l’expression des acteurs quand ils formalisent leurs connaissances, ainsi que l’appropriation d’information par les acteurs, utiles pour créer des connaissances soit opératoires soit de décision. Pour faire le lien avec les sous-systèmes O et D qui disparaissent du modèle, il y a une inclusion naturelle de ces systèmes dans A, car un acteur, dans le processus de transformation de flux de l’organisation, est nécessairement un acteur qui produit une décision ou une action (la gestion des connaissances en entreprise ne s’intéresse qu’à gérer ce type de connaissance). La connaissance peut-être produite directement par les acteurs ou par l’interaction avec le système d’information. Les flux de connaissance sont donc propres, non pas à I ou A, mais au système formé par l’ensemble de I et A.

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Figure 5 : La vision de l’organisation pour la gestion des connaissances

Il est à noter que ce ne sont pas les seuls acteurs de la connaissance qui génèrent de la compétence ou de la cognition, contrairement au sens commun. Un dispositif technique, un document, une base d’information sont intrinsèquement porteurs de connaissance (qui nécessitent parfois beaucoup d’effort pour l’extraire, tel l’historien qui fait parler les architectures de civilisations disparues), ils engendrent donc de la compétence dans le patrimoine. Ceci n’est pas représenté explicitement dans le modèle (qui ne l’exclut pas, car il est inclus implicitement dans l’ensemble (A, I)). Mais un tel type de connaissance enfouie ne produira de la valeur pour l’organisation que si elle rencontre un réseau d’acteurs.

Cette notion de production de valeur est fondamentale en gestion des connaissances. Elle est simplement représentée dans le modèle par une fonction valeur qui va du patrimoine de connaissances dans l’ensemble des nombres réels R. Si cette représentation est simple, par contre, définir une telle fonction ne l’est pas du tout. Il peut (il doit) d’ailleurs exister plusieurs fonctions de nature différente suivant les différentes problématiques abordées (stratégique, économique, technique etc.). La notion de valeur financière ou comptable du patrimoine de connaissances est sans doute la plus abordée (cf. introduction), mais d’autres notions de valeur peuvent être définies, nous en verrons quelques unes ici.

On définira ainsi un système de gestion de connaissances (ou système gérant des connaissances) comme un système où des réseaux d’acteurs interagissent avec un système d’information (par des fonctions d’appropriation et d’expression). Ce système produit et consomme des connaissances (par des fonctions de compétence et de cognition). Ces connaissances s’accumulent dans le patrimoine de connaissances de l’organisation. Les connaissances sont évaluées par une fonction valeur. Un tel système apporte de la valeur ajoutée pour les connaissances c’est-à-dire que les connaissances produites ont une valeur plus grande que les connaissances consommées [2].

2. Intégration de la connaissance-client et de la connaissance externe au modèle AIK

2.1. Le modèle MAIKE

Pour tenir compte de l’environnement de l’organisation, on introduit deux nouveaux sous-systèmes que nous appellerons M pour marché et E pour Environnement (Environnement informationnel). ([Ermine 2008])

Le modèle ainsi augmenté (modèle MAIKE, Figure 6) rend compte de tous les systèmes interagissant dans une perspective de gestion des connaissances :

  • Des acteurs de la connaissance, regroupés en communautés de savoir, qui partagent et créent la connaissance (A)
  • Un système d’information qui stocke, traite et met à disposition les informations de l’organisation (I)
  • Un patrimoine de connaissances où s’accumulent les savoirs créés et utilisés dans l’organisation (K)
  • L’environnement qui contient des informations essentielles qui doivent être transformées en connaissances utiles pour l’organisation (E)
  • Le marché (clients), dont la connaissance est fondamentale pour le fonctionnement de l’organisation (M)

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Figure 6 : Modèle systémique d’un SGC et de son environnement

Il reste maintenant à étudier ces deux nouveaux systèmes, M et E, ainsi que les flux qu’ils échangent et transforment en liaison avec l’organisation.

Le système E et ses interactions est un problème connu de relation entre les activités de veille, d’intelligence économique et les activités de gestion des connaissances.

Le système M et ses interactions est l’objet actuel de beaucoup d’attentions grâce aux nouveaux outils de la connaissance dont dispose le marketing, comme les bases de données hébergées et gérées dans des entrepôts de données (data warehouses), créent d’autres activités telles que l’extraction et l’interprétation des données (data mining). La combinaison de ces deux types d’outils s’est déclinée en « Gestion de la Relation-Client » ou « Customer Relationship Management » (CRM) pour essayer de créer un avantage concurrentiel dans un marché très compétitif. La connaissance du client apparaît comme un système qui naît de l’interaction des acteurs de l’entreprise, du marché et du Système d’Information. Elle se constitue en système autonome, qu’il convient alors de comprendre et de structurer pour aboutir véritable Gestion de la Connaissance-Client, ou Customer Knowledge Management (CKM), source d’innovation pour le marketing.

Pour une approche des systèmes E et M et leurs interactions, on pourra consulter les chapitres 5 et 6 de [Ermine 2008]

3. Les connaissances tacites et les connaissances explicites

Le processus SECI (Socialisation, Externalisation, Combinaison, Internalisation) est le processus (ou les processus) de transformation des connaissances dans une organisation, décrit dans les célèbres travaux de Nonaka [Nonaka 1995]. Il définit des transformations entre les connaissances et les informations, donc des fonctions entre K et I. Si, bien sûr, les acteurs sont les moteurs de ces transformations, ils n’interviennent pas dans le modèle. C’est sans doute la première fois qu’on manipule, dans un modèle, la connaissance en tant que telle, et non pas comme un « effet de bord » résultant de réseaux et d’interactions sociales.

Les notions développées dans la théorie de Nonaka s’intègrent de manière naturelle dans le modèle AIK

3.1. La fonction d’externalisation

C’est une fonction qui représente un flux entre K et I.

La fonction externalisation représente la conversion de connaissances en informations.

3.2. La fonction d’internalisation

C’est une fonction qui représente un flux entre I et K.

La fonction internalisation représente la conversion d’informations en connaissances.

3.3. Connaissances tacites et explicites

Les connaissances de type explicite sont des connaissances produites par les réseaux d’acteurs de la connaissance qui peuvent être converties en informations (par la fonction externalisation). En général, on entend souvent par connaissances explicites un sous-ensemble strict de cet ensemble, sans en donner précisément la définition (connaissances « explicitées », celles qui sont effectivement converties), image de l’externalisation à un instant donné, ce qui introduit une notion de temps, qui n’est pas pour l’instant dans le modèle proposé.

Les connaissances de type tacite sont des connaissances produites par les réseaux d’acteurs qui ne sont pas de type explicite. Cette définition apparemment tautologique n’est en fait pas simple, et n’a pas été vraiment éclaircie dans les multiples lectures de Nonaka. On peut considérer, comme ci-dessus, les connaissances « explicitées », notion qui dépend du temps, ou les connaissances « explicitables » (c’est la définition « d’explicite » retenue ici). L’expérience montre facilement que toute connaissance n’est pas explicitable. Il y aurait donc, dans le patrimoine des connaissances explicitées, non explicitées, explicitables, non explicitables, sans compter les connaissances « enfouies » dans les dispositifs matériels, que nous avons évoquées, qui ne sont rattachées à aucun acteur ! On ne peut pas non plus, pour donner une définition parallèle aux connaissances de type explicite, dire qu’une connaissance de type tacite est la conversion d’informations en connaissances (par la fonction d’internalisation), ce qui serait beaucoup trop restrictif ! Pour simplifier, on dira donc que les connaissances de type tacite sont celles produites par les acteurs qui ne sont pas « explicitables ». Il y a donc uniquement deux types de connaissances produites par les acteurs dans le patrimoine de connaissances. On n’évoquera pas les connaissances « enfouies » qui ne sont pas rattachées à des acteurs, si tant est qu’elles existent.

4. Relation entre la théorie des connaissances tacites/explicites et celle des communautés de savoir

4.1. Introduction

La théorie des communautés de savoir (cf. [Wenger 1998], par exemple), ne parle pas de connaissances à proprement parler, mais de jeux d’acteurs et de leurs modes d’organisation et de fonctionnement. Les applications en GC de ces concepts font grandement appel à des dispositifs inclus dans les systèmes d’information. C’est donc une gestion « indirecte » des connaissances qui se fait ainsi, via les interactions entre les acteurs de la connaissance et les systèmes d’information.

Le lien entre les théories des communautés et celle des connaissances tacites, s’il parait intuitif, est rarement abordé. Le modèle proposé ici fournit une relation qui se formalise aisément, ce qui prouve un lien fort et fondé. Il y a une relation formelle entre externalisation et expression, internalisation et appropriation (ceci ne veut pas dire que tous les aspects sont équivalents !). La relation est pertinente et intéressante si l’usage du système d’information par les acteurs de la connaissance permet toujours au SGC de produire de la valeur ajoutée sur la connaissance. Intuitivement, cela paraît bien naturel !

Le lien ainsi établi entre les deux théories permet d’agir, avec la même base théorique, soit dans le cadre des communautés en interaction avec les SI, soit directement sur le patrimoine de connaissances. La première voie parait (a priori !) plus « opératoire », alors que, concernant la seconde, il semble plus difficile d’opérationnaliser un patrimoine de connaissances en partie invisible.

4.2. La relation entre les approches par les connaissances tacites/implicites et par les communautés de savoir

Le processus SECI est représenté par le diagramme de la figure 7:

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Figure 7 : le processus SECI de Nonaka pour le transfert des connaissances

Le transfert de connaissances peut se faire directement, par échange de connaissances tacites, ou indirectement par la succession des processus d’externalisation, combinaison et internalisation.

On peut mettre ce diagramme en relation avec le diagramme suivant du modèle AIK (diagramme du transfert de savoir dans les communautés de savoir) de la figure 8.

Le transfert de connaissances ici peut se faire directement, par échange de connaissances tacites, ou indirectement par la succession des processus d’expression, combinaison et appropriation.

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Figure 8 : le processus de transfert des connaissances dans les communautés de savoir

On le voit, les figures 7 et 8 sont formellement très proches. Le problème est de savoir en quoi elles sont équivalentes. Concrètement, cela veut dire en quoi gérer les connaissances d’une organisation c’est gérer les communautés de savoir de cette organisation, en leur fournissant des outils d’information adéquats ? Si le lien parait intuitivement évident, le problème est vaste et ouvert.

5. Les cartographies comme outils de modélisation pour le pilotage du système AIK

La construction des modèles ci-dessus correspond à la méthode systémique qui ne découpe pas mais articule les systèmes, qui n’y cherche pas les structures mais les organisations, qui n’y cherche pas des évidences capables d’expliquer, mais des pertinences qui permettent de comprendre [Le Moigne 90]. Ces modèles permettent d’avoir une vision globale (systémique et non analytique), qui dégage des points de vue pertinents permettant la compréhension du système étudié.

Ainsi, un modèle permet d’avoir une vision cohérente sur les différents points de vue qui rendent compte de la complexité du système étudié, et fournit des outils qui visent à leur maîtrise. Une méthode très répandue pour modéliser les sous-systèmes ci-dessus (A, I, K, O, D notamment) est la méthode cartographique.

La cartographie est un processus d’abstraction qui implique une sélection, classification, simplification et symbolisation. La cartographie géographique est la plus connue. Les cartes géographiques ont constitué une source riche pour la conception de métaphores destinées à la compréhension des systèmes [Chen 2003]. La cartographie propose des langages graphiques qui sont des outils très puissants pour représenter des systèmes, communiquer entre les acteurs, maîtriser le pilotage etc.

Dans les systèmes décrits ci-dessus, des outils de modélisation cartographique existent souvent depuis longtemps et sont d’un usage courant dans les organisations. Un des outils de cartographie les plus connus concerne le système opérant O, C’est la cartographie des processus ou « Business Process Modelling » (BPM). C’est une notation graphique standardisée pour modéliser des procédures d’entreprise ou des processus, elle est maintenue par l’Object Management Group (OMG).

Une des méthodes de modélisation cartographique bien connue concerne le système d’information I. La cartographie d’un système d’information concerne non seulement le système  informatique, mais aussi les dimensions stratégiques, métier, fonctionnelle et organisationnelle. Elle vise à représenter un ensemble structuré de tous les éléments qui contribuent à la gestion de l’information dans l’organisation, que cet ensemble soit informatisé ou non, en totalité ou en partie. Cette cartographie est le plus souvent utilisée pour représenter l’architecture d’un système informatique.

Pour le système d’acteurs A, les logiciels dits d’analyse de réseaux sociaux, permettent de représenter de manière très diverses des réseaux d’acteurs avec leurs liens, et fournissent des cartographies de réseaux d’acteurs dans les organisations.

Pour le système de décision D, quand il s’agit du système de décision stratégique de l’entreprise, il peut être modélisé par des « cartes stratégiques » ([Kaplan 2004]).

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Figure 9 : Un patrimoine de connaissances dans le domaine des Systèmes d’Information »

Le système de connaissances K relève des « cartes de connaissances ». Selon [Speel 1999] : « La cartographie des connaissances est l’ensemble des techniques et outils utilisés pour analyser et visualiser des domaines de connaissances, les relations entre ces domaines et, ceci, dans le but de mettre en exergue certaines spécificités métiers. ». Les cartes de connaissances sont conçues en transférant certains attributs de la connaissance tacite ou explicite sous une forme graphique facilement compréhensible par les utilisateurs finals (managers, experts, ingénieurs, etc.). Une cartographie des connaissances est une identification du patrimoine de connaissances. C’est une représentation structurée sous forme de classification du patrimoine de connaissances d’une organisation. Les éléments de cette classification sont des « domaines de connaissances ». Établir une telle classification et définir ce qu’est un domaine de connaissances n’est pas chose aisée dans la pratique.

Pour les deux derniers types de carte, on pourra consulter le chapitre 4 de [Ermine 2008].

6. Conclusion

Le modèle AIK est un modèle alternatif à la vision développée ces dernières décennies sur l’organisation et le rôle du Système d’Information à l’intérieur de cette organisation.

Il met l’accent sur les flux de connaissances qui résultent des interactions d’acteurs avec le système d’information.

Il rend compte du phénomène d’accumulation des connaissances à l’intérieur d’une organisation, et de l’existence d’un système qui est le patrimoine de connaissances. Ce dernier est le concept fondamental autour duquel tourne la majeure partie des attendus et des enjeux de la gestion des connaissances.

C’est donc un tel modèle que les entreprises devront assimiler peu à peu, afin de mettre en place des nouvelles stratégies et de nouvelles approches tactiques et opérationnelles répondant au mieux aux nouveaux défis liés à la gestion des connaissances.

7. Bibliographie de base

[Chen 2003] Chen C., Mapping Scientific Frontiers : The Quest for Knowledge Visualisation, Springer, 2003
[Ermine 2000] Ermine J.-L. : Les systèmes de connaissances, Hermes sciences publications, Paris, (1996), deuxième édition (2000)
[Ermine 2008] Management et ingénierie des  connaissances, modèles et méthodes Hermes Science publications, 376 p, , 2008
[Kaplan 2004] Kaplan R. S., Norton D. P., Strategy Maps : concerting intangible assets into tangible outcomes, Harvard Business School Press, 2004
[Le Moigne 1977] Le Moigne J-L : La théorie du Système Général, théorie de la modélisation, P.U.F., Paris, 1977, 3ième édition mise à jour, 1990
[Le Moigne 1990] Le Moigne J-L : La modélisation des systèmes complexes, Afcet Systèmes, Dunod, Paris, 1990
[Morin 1986] Morin E. : La méthode, 3. La connaissance de la connaissance, Editions du seuil, Paris, 1986
[Nonaka 1995] Nonaka I., Takeuchi H. : The Knowledge-Creating Company, Oxford University Press, 1995
[Speel 1999] Speel PH,. Shadbolt N., De Vries W., Van Dam PH, O’hara K. (1999) Knowledge Mapping for industrial purpose. October 99, Banff, Canada. Conférence KAW99
[Wenger 98] Wenger E.: Communities of Practice : Learning, Meaning and Identity, New York, Cambridge University Press, 1998

Ermine[1] Jean-Louis Ermine a obtenu un doctorat de mathématiques fondamentales à l’université Denis Diderot de Paris, et une habilitation à diriger des recherches en informatique à l’université de Bordeaux.

De 1978 à 1991, il est enseignant-chercheur à l’université d’Alger, puis de Bordeaux, en tant que chercheur en mathématiques fondamentales. En 1991, il rejoint le Commissariat à l’Énergie Atomique (CEA). En 1994, il devient responsable du Groupe Gestion des Connaissances au CEA jusqu’en 2000, puis il est détaché à l’Université de Technologie de Troyes. En septembre 2003, il rejoint l’Ecole de Management de l’Institut Mines-Télécom comme responsable du département « Systèmes d’Information » puis comme doyen de la recherche, puis comme directeur de l’innovation. Il est actuellement professeur dans cette école.

Il a publié plus de 100 articles scientifiques, 5 livres, et encadré 25 thèses sur le thème de l’ingénierie et la gestion des connaissances. Il est  Président du Club Gestion des Connaissances depuis 1999,  Président du conseil scientifique du congrès et de l’association « Gestion des Connaissances pour la Société et les Organisations » (AGeCSO) depuis 2007. Il est expert pour l’ONU (UIT, AIEA) depuis 2003, et chercheur invité au Canada (CEFRIO) depuis 2006. Il a été chef de projet ou conseiller pour de nombreux projets de recherche ou industriels dans des organisations privées ou publiques en France (Industrie, Energie, Transport, Défense, Banque, PME …) et à l’étranger (Sonatrach (Algérie),  Hydro-Québec, Administration Publique (Canada), Institut de Recherche Nucléaire (Brésil), National Oil Company (Thaïlande), Kraft Foods …)

[2] Plus précisément, quand une connaissance est utilisée (par la fonction cognition) la connaissance qu’elle produit en retour dans le patrimoine (par la fonction compétence) est de valeur supérieure