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Projet BourbaKeM
Elément n°10
Nonaka : la voie japonaise en matière de management des connaissances
Pascal Lièvre
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1.     Introduction

L’objet de cet élément est de présenter la voie japonaise en matière de management des connaissances qui constitue un programme de recherche ambitieux qui se développe depuis plus de 30 ans (Diapo 1). Ce programme est une réponse à l’injonction de Peter Drucker : les entreprises doivent aujourd’hui innover et nous avons besoin d’une théorie de la firme innovante (Diapo 2). Ce programme qui démarre au début des années 80, et se prolonge encore aujourd’hui, se manifeste par un cheminement progressif d’enrichissement d’un modèle de base de la création et de la conversion des connaissances dans l’entreprise : le modèle SECI (Socialisation – Extériorisation – Combinaison – Intériorisation) (Nonaka, 1991). Successivement, ce modèle va intégrer de nouveaux registres : le contexte de la création des connaissances avec la notion de ba (Nonaka et Konno, 1998), les contradictions internes à l’entreprise (Nonaka et Toyama, 2002) et enfin l’environnement de l’entreprise avec le concept d’écosystème de connaissance (Nonaka, Toyama et Hirata, 2008). Dans une première partie, nous rendons compte du modèle théorique initial, et dans une deuxième partie des enrichissements progressifs.

2.     Une théorie de la création des connaissances au sein de l’entreprise innovante

Dans cette partie, nous abordons successivement les origines, la philosophie, le modèle lui-même et nous terminons par la présentation des prérequis à la mise en œuvre de ce modèle tout en le resituant dans le fonctionnement de l’entreprise.

2.1.   Les origines : une nouvelle façon de faire du management de projet

Le point de départ du programme de recherche de Nonaka est de rendre compte des nouvelles méthodes de management de projet que développent les entreprises japonaises depuis les années 80 et qui sont au fondement de leurs succès (Imai, Nonaka et Takeuchi, 1985). C’est grâce à cette nouvelle manière de faire du projet qu’elles sont capables de développer d’une manière permanente de nouveaux produits. Pour rendre compte de la capacité de certaines entreprises japonaises à continuellement innover (Honda, Canon, Matsuhita, Sharp, Nissan, Kao, Mitshubishi, NEC, Fuji-Xerox…), Nonaka construit une théorie de la création des connaissances dans les organisations (Nonaka, 1991, 1994; Nonaka et Takeuchi, 1995). La connaissance devient l’unité de base de l’analyse pour expliquer le comportement de la firme. En effet, la capacité à générer, à faire circuler les connaissances apparait comme fondamentale dans la réussite d’un projet d’innovation. Or, il existe une culture japonaise originale en matière de management des connaissances, issue de la situation d’incertitude dans laquelle ce pays est immergé sur le plan géographique, historique et économique depuis plusieurs siècles. C’est à partir d’elle que les entreprises japonaises ont pu développer une dynamique de la création de connaissances qui constitue une véritable école en matière de management des connaissances. Ceci va amener Nonaka à s’interroger sur la nature des connaissances qui circulent dans les projets menés par les entreprises japonaises. Il va mettre en évidence que l’Orient se centre plutôt sur des connaissances tacites alors que l’Occident a tendance à se préoccuper plutôt des connaissances explicites.

2.2.   La philosophie du modèle entre épistémologie et ontologie

Pour rendre compte de la circulation des connaissances dans les organisations, Nonaka et Takeuchi (1995) élaborent un cadre à partir de l’identification de deux registres celui de l’épistémologie et celui de l’ontologie (Diapo 3).

Sur le plan épistémologique, ils distinguent la connaissance tacite et la connaissance explicite (Diapo 4). Ces auteurs s’appuient sur les travaux de Michael Polanyi (1966) qui place les connaissances tacites, « ce que l’on connait sans pouvoir l’exprimer » (Polanyi, 1966, p. 4), au fondement des connaissances explicites, par exemple scientifiques. La connaissance explicite s’exprime sous la forme d’un langage comprenant les énoncés grammaticaux, les expressions mathématiques, les spécifications techniques, les livres. Ce type de connaissance a une valeur universelle. Elle peut être transmise facilement et de façon formelle. Cette connaissance est objective. C’est cette connaissance qui est la préoccupation essentielle de l’Occident. De manière opposée, l’Orient a mis en avant un autre type de connaissance : la connaissance tacite. La connaissance tacite est difficile à formuler avec le langage formel et pourtant cette connaissance est plus importante que l’autre. Il s’agit d’une connaissance personnelle qui est incorporée dans l’expérience individuelle et implique des facteurs intangibles tels que la croyance personnelle, les projets, le système de valeurs. Cette connaissance est ancrée dans un contexte local. Cette connaissance est subjective. La connaissance tacite est la source fondamentale de la compétitivité des entreprises japonaises.

Deuxième registre, les connaissances sur le plan ontologique peuvent avoir une existence à différents niveaux : sur le plan individuel, celui du groupe, de l’organisation ou entre les organisations.

Ces deux registres se combinent pour rendre compte de la nature des connaissances qui circulent dans les organisations. Il y a interaction entre les connaissances tacites et explicites, et il y a circulation des connaissances du niveau individuel jusqu’au niveau inter-organisationnel. C’est le modèle SECI. Ce modèle est un processus continu d’interactions entre des connaissances explicites et tacites et aussi de conversion de connaissances tacites en connaissances explicites et réciproquement. Ce processus est aussi expansif puisqu’au départ il concerne quelques individus isolés et puis une équipe, et enfin cela peut être toute l’organisation qui est affectée par cette circulation des connaissances.

2.3.   Les étapes du modèle SECI

Le modèle SECI (Nonaka, 1991 ; Nonaka, 1994 ; Nonaka et Takeuchi, 1995 ; Nonaka, Toyama et Hirata, 2008) est un modèle dynamique du processus de création de connaissances dans les organisations. C’est un processus qui comprend quatre étapes : socialisation, extériorisation, combinaison, intériorisation (Diapo 4). Nous présentons ces différentes étapes successivement.

La socialisation (de tacite à tacite). C’est en quelque sorte le point de départ du processus. Les connaissances tacites sont échangées dans le cours des interactions sociales quotidiennes. Ces interactions font émerger de nouvelles connaissances tacites. L’apprentissage « en faisant » et « en face à face » illustrent ce transfert direct de connaissances tacites. Cette transmission directe de l’expérience est nécessairement interindividuelle.

L’extériorisation (de tacite à explicite). Les connaissances tacites qui ont émergé dans les interactions sociales sont converties en connaissances explicites. Il ne s’agit plus d’un transfert direct de connaissances, mais d’un processus de codification qui prend par exemple la forme d’un langage, d’images, ou de modèles qui sont partagés au sein d’un groupe. C’est une manière de communiquer plus facilement les connaissances partagées au niveau tacite et interindividuel. Ce processus d’externalisation contribue au processus de création de connaissances en donnant forme aux connaissances tacites.

La combinaison (d’explicite à explicite). La connaissance codifiée est collectée et formellement structurée à l’intérieur ou à l’extérieur de l’organisation. Cette étape est comparable à un processus de rationalisation et de dissémination des connaissances codifiées au sein de l’organisation. C’est une phase où les contradictions sont résolues avec « des méthodologies scientifiques basées sur l’analyse logique » (Nonaka, Toyama et Hirata, 2008, p.23). Cette étape de rationalisation peut être effectuée à l’aide des technologies de l’information. Le transfert de connaissances s’effectue entre des groupes qui peuvent être largement à l’écart de l’organisation.

L’intériorisation (d’explicite à tacite). Cette étape est l’incorporation de connaissances codifiées en connaissances tacites. L’incorporation ne correspond pas seulement à la réception passive d’une connaissance mais à sa mise en pratique à travers l’action ou la réflexion : « cette étape peut être comprise comme une praxis, quand la connaissance est appliquée et utilisée dans des situations pratiques et devient une base pour de nouvelles routines. » (Nonaka, Toyama et Hirata, 2008, p. 24). La mise en pratique des connaissances codifiées permet l’émergence de connaissances tacites permettant d’amorcer une nouvelle étape de socialisation.

2.4.   Le SECI : une spirale créative et une routine

Il y a un enchainement entre les quatre étapes du modèle SECI. Le lien entre les différentes étapes est profond. Chaque étape contient en son germe la suivante. La manifestation de la socialisation produit le germe de l’extériorisation des connaissances explicites qui entraine d’elle-même la combinaison avec d’autres connaissances explicites avant qu’elles ne s’intériorisent dans les individus (Fayard, 2006). Ce processus prend la forme d’une spirale « les connaissances tacites détenues par des individus sont extériorisées et de ce fait transformées en connaissances explicites de sorte qu’elles peuvent être partagées avec les autres et enrichies de leurs points de vue personnels, pour devenir des connaissances nouvelles. Elles sont ensuite intériorisées une fois de plus par un plus grand nombre de personnes comme connaissances subjectives nouvelles et plus riches qui deviennent la base de départ d’un autre nouveau cycle de création de connaissances » (Nonaka, Toyama et Hirata, 2008, p.18). Cette spirale est un processus sans fin qui se met à jour en permanence (Nonaka, Toyama et Hirata, 2008, p.25) et qui constitue une routine organisationnelle. Il faut considérer le modèle SECI comme l’exprime Nonaka comme un kata c’est-à-dire une routine créative. Un kata dans la tradition des arts martiaux est un mouvement extrêmement codifié que l’on répète d’une manière permanente pour qu’il devienne un automatisme (Fayard, 2006). C’est une manière de rationaliser les processus de création de connaissances. Ce processus de rationalisation n’est pas contraire à la créativité. Ces deux niveaux se soutiennent mutuellement selon une finalité qui est de produire une connaissance qui n’est ni seulement subjective, ni seulement objective, ni seulement tacite, ni seulement explicite.

2.5.   Les prérequis du modèle et l’intégration du modèle dans l’entreprise

Nonaka et Takeuchi (1995) présentent, dans leur modèle de référence, les conditions permettant le fonctionnement de la spirale des connaissances dans l’organisation : l’intention organisationnelle, l’autonomie des individus, le chaos créatif, la redondance et enfin la variété requise. Il y a en premier lieu l’intention organisationnelle qui traduit l’aspiration de l’organisation vers ses buts et qui se concrétise par la stratégie. Sans intention organisationnelle, la spirale tourne à vide. Deuxièmement, au niveau individuel les membres de l’organisation doivent pouvoir disposer d’une certaine autonomie pour prendre des initiatives. Troisièmement, la spirale des connaissances ne peut se développer sans un certain chaos créatif, reflet des interactions dynamiques entre l’organisation et son environnement. Quatrièmement, il faut accepter la redondance dans l’organisation, à savoir le développement de connaissances qui vont au-delà des besoins immédiats. Enfin il faut aussi au niveau de l’organisation, une variété requise (Ashby, 1956) que l’on peut traduire comme l’existence d’une cohérence entre la complexité de l’organisation et celle de son environnement.

Les auteurs proposent un modèle général où le modèle SECI est intégré dans le fonctionnement de l’entreprise. Le point de départ est l’acquisition des connaissances tacites par les membres de l’organisation auprès du marché, puis progressivement le processus de conversion des connaissances via le modèle SECI se met en place. Cela aboutira, in fine, à la mise sur le marché d’un nouveau produit qui sera alors mis en œuvre par les clients. Enfin un rôle important est attribué aux catégories intermédiaires d’encadrement dans la construction de la spirale des connaissances créatrices dans les organisations, car c’est à eux qu’il incombe d’articuler les idées visionnaires de la haute direction et les pratiques des travailleurs de première ligne. C’est le management milieu-haut-bas.

3.     Les enrichissements du modèle de base

Un certain nombre de critiques vont être formulées à l’encontre du caractère étroitement culturel de la théorie de Nonaka qui ne serait valide que pour les japonais. En effet, ce sont des auteurs japonais qui expriment ce que font des managers japonais, dans des entreprises japonaises, pour faire circuler les connaissances dans les projets innovants. Aussi Nonaka va être amené à spécifier ce qui peut apparaitre comme un acquis dans la culture japonaise et qui n’est pas explicité au sein de sa théorie dans la circulation des connaissances. C’est l’introduction du concept de ba qui va permettre de rendre compte de la nature du contexte partagé à même de produire de la connaissance. Dans la version première du modèle SECI, il est aussi admis qu’il n’y a qu’une seule intention organisationnelle et qu’elle émerge sans ambiguïtés. Nonaka revient aussi sur cet aspect et accorde une place grandissante à la contradiction dans la construction de la connaissance, dans un deuxième temps. Enfin, de même que pour la question de l’entreprise étendue, le modèle se développe au départ plutôt au sein de l’entreprise, et par la suite, ce sont les partenaires de la firme qui vont intégrer la spirale des connaissances. Ces différents éléments sont réintroduits et synthétisés dans l’ouvrage « Manager les flux » (Nonaka, Toyama et Hirata, 2008).

3.1.   La réintroduction du contexte de la création des connaissances : le ba

Dans un premier temps, l’environnement est introduit dans la modélisation avec la notion de ba (Nonaka et Konno, 1998) (Diapo 5). Il s’agit de mieux préciser le contexte dans lequel des acteurs peuvent être à même de générer de la connaissance. Cette notion est implicite dans le modèle de base puisque les acteurs sont tous japonais et que les auteurs du modèle sont eux-mêmes japonais. La notion de « ba » va devenir le contexte mutuel partagé entre des acteurs, indispensable, pour que leurs interactions produisent des connaissances. C’est une notion complexe qui a été développée par le philosophe japonais Shimuzu (1995). Cette philosophie bien que fortement ancrée dans une tradition japonaise peut s’apparenter à une philosophie combinant une approche phénoménologique et pragmatiste.

Initialement, le « ba » est présenté comme un espace partagé émergeant de l’interaction entre des acteurs à même de produire des connaissances (Nonaka et Konno, 1998, p.40). Cet espace partagé peut être aussi bien physique (un lieu de travail) que virtuel (échange par mail) ou mental (expérience partagée) mais aussi une combinaison de ces trois contextes. Plus précisément, le ba sera défini comme « un contexte partagé émergeant dans lequel la connaissance est créée, partagée et utilisée » (Nonaka et Toyama, 2003, p.6), comme « un lieu existentiel où les participants partagent des contextes et créent de nouvelles significations à travers leurs interactions » (Nonaka et Toyama, 2003, p. 7). Les contextes sont les « visions du monde » incarnées par les individus : ce sont des « cadres subjectifs » incarnés Nonaka, Toyama et Hirata (2008, p. 9). Ces contextes sont partagés et transformés à partir d’un lieu qui prend le statut d’un contenant spatial et temporel, le ba qui assure la continuité des contextes partagés. Cette continuité n’implique pas une permanence physique et spatiale du ba. Il s’agit d’un lieu temporaire dont l’espace et la temporalité singulière doivent êtres spécifiés : « ici et maintenant » ou encore un là et à un moment spécifié. Il ne s’agit pas d’un lieu permanent, ou de quelque chose qui subsiste sous les interactions. Le ba est un processus et non une substance. Les sujets ne sont pas non plus les substrats des interactions, ce sont des subjectivités en partage qui se transforment au cours des interactions.

Nonaka va finalement revisiter les quatre formes de conversion des connaissances du modèle SECI à partir de cette notion de ba. Il distingue dans la phase de socialisation : le « ba originaire » (Originating ba), ayant une dimension existentielle, prenant la forme d’un face à face ; dans la phase d’extériorisation, le « ba interactif » (Interacting ba ), ayant une dimension réflexive, prenant la forme d’une interaction avec des pairs ; dans la phase de combinaison, le « ba système » (Cyber ba) ayant une dimension systémique, prenant la forme d’interactions entre groupes ; dans la phase d’intériorisation, le « ba mis en œuvre » (Exercising ba), ayant une dimension synthétique, prenant sa forme dans une pratique in situ.

3.2.   La réintroduction des contradictions

Dans le modèle initial, les contradictions ne sont pas au cœur du modèle, une intention organisationnelle unique sera même attendue dans l’entreprise pour permettre le développement de la spirale créatrice de connaissance. Mais une inflexion se fait jour par la suite sur cet aspect. En effet, ce qui apparait comme acquis dans une culture comme le Japon, ne l’est justement pas en occident. Initialement, de fausses dichotomies sont mises en avant comme : tacite/explicite, corps/esprit, individu/organisation, haut-bas… Mais ce sont des notions qu’il ne faut pas aborder de cette manière. Ainsi les notions de connaissance tacite et de connaissance explicite doivent être comprises non pas comme des oppositions mais plutôt comme des oppositions/complémentarités qui prennent forme dans un continuum comme l’exprime le modèle SECI. Dans la culture japonaise, il y a une conception du monde de type dialogique entre ces différentes choses qui apparaissent comme contradictoires pour des occidentaux. En fait la force des entreprises japonaises est de dépasser « spontanément» ces contradictions. Finalement, Nonaka proposera d’introduire frontalement les contradictions au sein de la dynamique de la théorie de la firme (Nonaka et Toyoma, 2002). Le statut accordé aux contradictions permet même de mieux comprendre la dynamique de création de connaissances (Diapo 7). La création de connaissances est alors conceptualisée comme un processus dialectique de synthèse des contradictions. Cette capacité à dépasser les termes en opposition permet de comprendre pourquoi certaines entreprises sont plus aptes que d’autres à produire des connaissances.

3.3.   De l’écosystème d’affaires à l’écosystème de connaissances

Enfin Nonaka introduira l’environnement de l’entreprise dans son modèle avec la notion d’écosystème de la connaissance (Nonaka, Toyama et Hirata, 2008) (Diapo 8). Il tient compte de l’évolution des relations des entreprises avec l’ensemble des partenaires qui ont un impact sur l’entreprise, les clients et les fournisseurs. Pour construire cette notion il combine la notion d’entreprise étendue (Prahalad et Ramaswamy, 2000, p.81) et celle d’écosystème d’affaires de Teece (2007).

Les changements environnementaux, juridiques, technologiques et managériaux obligent les entreprises à collaborer. Ces changements conduisent les firmes vers une structure en réseau où les produits et les services sont les résultats de collaborations entre différentes organisations (Iansiti et Levien, 2004). Prahalad et Ramaswamy (2000) proposent le modèle de l’entreprise étendue, composée d’une entreprise pivot et des fournisseurs. Dans un écosystème d’affaires, aucune entreprise ne peut exister de façon isolée, la valeur et l’innovation étant générées par la co-création au sein de l’ensemble des organisations, des institutions et des individus. Ce nouvel environnement peut se traduire par exemple par une joint-venture avec un fournisseur, une alliance avec un concurrent ou des relations interactives entre les clients, les universités, les collectivités locales et même le gouvernement.

Pour rester compétitif, un réseau doit tisser un réseau d’alliances et de sous-traitants en prenant la forme d’un écosystème d’affaires : « La compétence en affaires de l’entreprise est fonction de la connaissance collective de l’ensemble du système » (Nonaka, Toyama et Hirata, 2008, p. 45) qu’il s’agisse d’un réseau étendu de fournisseurs, de fabricants, de partenaires, d’investisseurs et de clients (Prahalad et Ramaswamy, 2000).

Un écosystème de connaissances forme un ba « en multicouches », au-delà des frontières organisationnelles, et est en évolution constante. Les entreprises créent de nouvelles connaissances en synthétisant leurs connaissances existantes propres avec celles par exemple des clients, des fournisseurs, des universités et des concurrents de l’environnement des entreprises. Une entreprise crée la connaissance en interagissant avec son écosystème, et cette connaissance créée transforme ensuite l’écosystème. L’accumulation constante et l’usage des connaissances aident les entreprises à redéfinir leurs visions, leurs dialogues et leurs pratiques, impactant ainsi leur environnement à travers leurs nouveaux produits et services (Nonaka, Toyama et Hirata, 2008).

La connaissance émerge à travers des interactions avec l’environnement qui renforcent les ressources internes de l’organisation : « Les connaissances résultantes sont absorbées, interprétées et transformées en connaissances internes et intégrées dans un prochain produit ou un prochain service de l’entreprise. L’environnement n’est ni un endroit fixe, ni une relation conflictuelle » (Nonaka, Toyama et Hirata, 2008, p. 46). Dans un écosystème, les relations ne sont pas déterminées par une causalité indifférente à la « perception » de l’environnement. Nonaka, Toyama et Hirata (2008) mobilisent le lexique du vivant et de son écologie pris au sens de son milieu de vie. Les frontières dépendent de la manière dont une organisation énacte son environnement, en gérant le ba en multicouches au-delà des frontières classiques de l’organisation. Le cadre des frontières basées sur la réduction des coûts de transaction ne suffit plus pour comprendre et gérer la valeur économique et l’avantage concurrentiel (Nonaka, Toyama et Hirata, 2008).

C’est dans la relation dialectique entre le sujet individuel et l’organisation à travers le ba, entre l’organisation et l’environnement à travers son écosystème de connaissances, que se développe finalement le modèle SECI. Ce dernier apparait ainsi comme une dynamique de création de connaissances qui n’est pas uniquement déterminée par l’environnement (Nonaka, Toyama et Hirata, 2008, p. 47).

4.     Bibliographie

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Polanyi, M. (1966), The Tacit Dimension, Doubleday, New York.

Teece, D.J. (2007), « Explicating dynamic capabilities: the nature and microfoundations of (sustainable) enterprise performance », Strategic Management Journal, 28 (13), 1319–50.

5.     L’auteur

lievrePascal Lièvre est professeur agrégé des universités en sciences de gestion à l’Université Clermont Auvergne, il dirige au sein du CRCGM (EA 3849) un programme de recherche « Management des Situations Extrêmes » depuis 1999. L’émergence d’une économie de l’innovation fondée sur la connaissance amène les managers à être confrontés à des nouvelles situations de gestion que l’on qualifie d’extrêmes. Un manager doit affronter ce type de situation lorsqu’il pilote une action collective prenant la forme d’un projet innovant, intensif en connaissance, dans un contexte évolutif, incertain et risqué. Différentes pistes sont explorées pour dégager des règles de gestion propres à cette classe de situation où le potentiel humain créatif joue un rôle discriminant. Il anime un Open Lab Exploration Innovation en partenariat avec une dizaine de PME et un cluster d’efficience industrielle. Il est coresponsable de l’axe Potentiel Humain –Organisation- Innovation. Il est directeur scientifique d‘AGECSO (Association pour la Gestion des Connaissances, dans la Société et les Organisations). Il a publié une dizaine d’ouvrages et une quarantaine d’articles dans des revues académiques.