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Projet BourbaKeM
Elément n°2
Une théorie structurelle de la connaissance
Jean-Louis Ermine
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1.     Introduction

Aborder la définition de la connaissance est un véritable défi. S’il y a un sujet qui préoccupe l’être humain depuis longtemps, c’est bien celui-là : qu’est ce que la connaissance, comment naît-elle, comment se propage-t-elle, comment se transmet-elle, comment la représenter ? Les questions à son propos sont innombrables et les angles d’attaque sur ces problèmes extrêmement variés. Les approches sur ces questions peuvent être très diverses, relevant tout à la fois de la philosophie, des sciences humaines, de la biologie, de la physique etc. Il n’existe visiblement pas de définition scientifique de la connaissance, et ce n’est pas ici que nous allons en donner une irréfutable.

La connaissance, dans une organisation quelle qu’elle soit, notamment une entreprise, n’est pas visible en tant que telle. Elle n’est visible qu’à travers certaines traces (des informations, des documents, des discussions, des groupes de personnes etc.). Ces traces se rapportent toujours à un élément de l’entreprise (une machine, un processus, une expérience, une unité de production etc.). Elles représentent cet élément en tant que système actif et relativement stable de l’entreprise, système complexe dans le sens où il est difficile d’en avoir une vision intelligible, tant ces traces peuvent être nombreuses, dispersées, sans cohérence apparente. C’est ainsi que se forme la connaissance, à partir de la perception de ces systèmes qui crée ses traces, pour mieux les comprendre et mieux les maîtriser.

Nous proposons ici deux manières interdépendantes de percevoir un système dans une entreprise, qui aboutissent à deux structurations possibles de la connaissance.

La première manière est la perception d’un système à travers les messages qu’il nous envoie, les codes qu’il exprime. Quand, sur un système donné, nous lisons un document, que nous discutons avec des collègues, que nous observons, que nous consultons une base de données, que nous suivons un cours etc., des messages multiformes nous parviennent, avec lesquels nous créons de la connaissance. Ces messages sont désignés sous le terme général de signes, et ainsi le système est perçu comme un système de signes. Ceci implique une certaine structuration de la connaissance sur ce système appelée « Triangle sémiotique ».

La deuxième manière est la perception d’un système comme un système général (pardon pour la tautologie apparente !), au sens de la Théorie du Système Général, popularisé en France par le célèbre ouvrage de Jean-Louis Le Moigne [LEM 77]. Définir un système général a fait longtemps débat. Nous adopterons la définition « triviale mais mnémonique » de Le Moigne :

«en acceptant une définition passe-partout du mot objet, [un système se définit comme] un objet actif et stable et évoluant dans un environnement, et par rapport à quelque finalité. » [LEM 77]

Si le système est perçu comme un système général, ceci implique une certaine structuration de la connaissance sur ce système appelée « Triangle systémique ».

2.     Le triangle sémiotique de la connaissance

Un système peut être perçu par nous comme un ensemble global d’éléments, abstraits, concrets, conceptuels, matériels etc., qui, même si nous avons du mal à les distinguer ou les interpréter, nous communiquent quelque chose qui donne un sens, une signification, une cohésion intrinsèque au système. C’est la perception globale de ces éléments qui nous fait dire – ou nous fera dire si nous y réfléchissons plus avant – qu’il existe bien un système susceptible d’observation, voire de modélisation, que nous ne connaissons pas encore, que nous ne pouvons peut-être même pas nommer pour le moment. C’est un système de signes, qui nous donne des indications sur ce qu’est le système que nous observons et qui nous permet donc construire la connaissance que nous pouvons avoir de ce système.

Nous formulons donc une première hypothèse sur la connaissance (hypothèse sémiotique) : la connaissance est la perception d’un système organisé d’éléments abstraits (un système de signes) à travers des messages fournis par le système.

Ceci demande à préciser ce qu’est la nature d’un signe. En fait, le problème n’est pas nouveau (il remonte à Platon et Aristote) et il est immense ! Il n’est pas dans notre intention d’y revenir. On n’esquissera que le fondement de la théorie du signe, qui a été étudié et formulé sous de multiples aspects et vocables à travers les âges, et qui est une base raisonnable reconnue par tous (on se référera aux ouvrages fondateurs de Umberto Eco [ECO 76 et 88]). Tout phénomène perceptible s’observe selon trois niveaux indissociables : le référent ou signe (la manifestation), le signifié (la désignation), le signifiant (le sens) ou encore se perçoit selon trois dimensions : syntaxique, sémantique, pragmatique. Cette conjonction de points de vue est inséparable. C’est ce que dit aussi Jean-Louis Le Moigne :

« On ne peut pas […] manipuler un symbole en faisant comme s’il n’était qu’un signe dénué a priori de signification et de configurabilité » [LEM 90].

Ainsi donc, la connaissance de tout système peut être vue comme la conjonction pondérée de trois points de vue inextricablement liés. Ces trois points de vue ont été nommés de bien des façons [ECO 88], pour notre part, nous retiendrons trois termes, (ce choix n’étant qu’une convention terminologique) : syntaxique, sémantique et pragmatique qui se représentent par un triangle, le triangle sémiotique, parfois appelé triangle d’Ogden-Richards Figure 1).

Figure 1 : Le triangle sémiotique

Il reste à préciser ce qu’on entend par syntaxe, sémantique ou pragmatique pour la connaissance. Pour cela nous énoncerons trois hypothèses.

La première hypothèse est que l’aspect syntaxique de la connaissance concerne l’information. Le terme information est tellement utilisé, usé, galvaudé, qu’il faut simplifier. Disons, pour schématiser, que l’information concerne la partie visible, la mise en forme de la connaissance, au même titre que l’orthographe ou la grammaire concernent la partie visible du langage. C’est donc le point de vue qui s’occupe de la forme sous laquelle se traduit la connaissance, du code qu’elle utilise pour prendre forme.

La seconde hypothèse est que l’aspect sémantique de la connaissance concerne la signification de l’information, qui est bien évidemment distincte de sa forme, de même que dans le langage, le sens d’une phrase ne dépend pas (ou pas uniquement) de sa syntaxe (rappelons nous le fameux exemple de Chomsky de la phrase : « d’incolores idées vertes dorment furieusement » qui a une syntaxe tout ce qu’il y a de plus correct sans avoir de sens). Il ne suffit pas d’accumuler des données sur une connaissance, encore faut-il y adjoindre d’une manière ou d’une autre, le sens de ces données pour obtenir quelque chose un tant soit peu pertinent. L’accumulation d’information (au sens brut), ne fait pas plus de la connaissance que l’accumulation de briques ne fait un mur ! C’est donc ce point de vue qui s’occupe du fond par rapport à la forme de la connaissance, de la structure qu’elle utilise pour prendre sens.

La troisième hypothèse est que l’aspect pragmatique de la connaissance concerne le contexte dans lequel le sens dont on vient de parler se met en place, et qui, comme on le devine aisément, influe fortement sur cette composante. Une connaissance n’existe pas seulement parce qu’elle a une forme et une signification donnée, mais aussi parce que cette forme et cette signification sont données dans un milieu qui lui donne sa richesse et sa pertinence. C’est donc ce point de vue qui s’occupe du système, de l’environnement que la connaissance utilise pour se mettre en contexte.

Figure 2 : Le triangle sémiotique de la connaissance

L’hypothèse sémiotique définit donc la connaissance comme de l’information qui prend du sens dans un contexte donné (Figure 2).

Un exemple simple peut illustrer cette définition. Si l’on veut décrire une montre, une horloge, ou plus généralement un dispositif qui indique l’heure, on peut la décrire avec ces trois points de vue. Le premier est celui de l’information. La figure 3 nous illustre comment un tel dispositif nous communique de l’information sur l’heure, avec deux systèmes de codage différents. Il est à notre, que même si nous décryptons facilement ce codage, grâce à notre éducation, il n’est pas du tout évident. Dans le premier système, nous voyons une petite aiguille sur le nombre 12 d’un cercle avec douze subdivisions numérotées et une grande aiguille sur le nombre 11. Dans le deuxième système, nous voyons le nombre 11 séparé par deux points superposés du nombre 55. Ce sont les informations que nous communiquent les deux systèmes, elles sont bien différentes, mais elles indiquent cependant la même chose pour le récepteur qui reçoit ces messages.

Figure 3 : Deux systèmes différents de codage de l’heure

Si l’on prend le point de vue du sens du message, celui-ci paraît évident, l’interprétation du message est l’heure affichée. Cependant, même cette signification élémentaire est ambigüe, car il peut s’agir de « midi moins cinq » ou « minuit moins cinq ». L’ambigüité est levée par le contexte, suivant qu’il fasse nuit ou qu’il fasse jour. On voit donc que le point de vue du contexte intervient rapidement, tant il est vrai que le sens donné par une information dépend presque toujours du contexte dans lequel cette information est interprétée. Si nous nous situons dans un contexte plus complexe que celui de simplement lire l’heure, par exemple dans une situation de travail, la signification du message dépasse largement l’heure affichée. Prenons l’exemple d’un cours, les élèves y verront un sens différent du sens qu’y verra l’enseignant. Les élèves l’interprètent comme la fin du cours qui s’approche, ce qui déclenche chez eux l’action de commencer à ranger leurs affaires par exemple. L’enseignant l’interprète comme une incitation à conclure, ce qui déclenche chez lui un processus de pensée et de parole particulier. On voit ainsi que si l’on veut décrire la connaissance sur un système donné, il ne faut pas se contenter de la réduire à l’information que ce système produit, mais décrire le contexte dans lequel se système se situe, et quelle signification prend cette information dans ce contexte. On imagine bien la difficulté à faire ceci pour un système complexe !

En conclusion, l’hypothèse sémiotique nous dit que la connaissance est une représentation d’un système qui est codée par de l’information et cette information a un sens dans un contexte d’interprétation donné.

Le triangle systémique de la connaissance

La définition du système général telle qu’on l’a donnée ci-dessus (« quelque chose d’actif et stable, évoluant dans un environnement, selon une finalité ») aboutit, comme pour la sémiotique, à une « triangulation ». Selon la théorie [cf. LEM 77 et 90], un système général s’observe selon trois points de vue indissociables. Là encore, les mots retenus pour désigner ces trois aspects sont variés, et dépendent des connotations qu’on veut y mettre. Un premier point de vue (dit ontologique) considère le système dans sa structure, en tant qu’il est perçu comme un ensemble d’objets agencés. Un second point de vue (dit phénoménologique ou fonctionnel), considère le système dans sa fonction, en tant qu’il est perçu comme agissant, comme « faisant quelque chose », c’est le point de vue du faire du système. Un troisième point de vue (dit génétique), considère le système dans son évolution, en tant qu’il est perçu comme se modifiant au cours du temps en accord avec sa finalité.

Ainsi donc, la connaissance de tout système peut être encore vue comme la conjonction pondérée de trois points de vue interdépendants, que nous nommerons par convention : structure, fonction, évolution, qui se représentent par un triangle, le triangle systémique (Figure 4).

Figure 4 : Le triangle systémique

Nous formulons donc une seconde hypothèse sur la connaissance (hypothèse systémique) : la connaissance est la perception d’un système selon les points de vue structurel, fonctionnel et évolutif.

En termes de représentation, il existe de nombreuses façons de décrire la structure, la fonction ou l’évolution d’un système. Reprenons l’exemple du dispositif qui indique l’heure, une montre mécanique par exemple. L’aspect structurel est donné, par exemple, par la description du mécanisme de la montre ; l’agencement des rouages, des organes etc. L’aspect fonctionnel est donné, par exemple, par l’ensemble des fonctions de la montre, organisées dans un schéma appelé « schéma fonctionnel » ou « schéma bloc ». L’aspect évolutif est donné, par exemple, par une description de l’histoire des montres mécaniques à travers le temps.

Figure 5 : les trois points de vue systémiques sur les montres mécaniques

L’ensemble de ces points de vue (Figure 5) fournit une représentation très riche de la connaissance sur les montres mécaniques. On peut même dire que cette représentation peut presqu’être développée à l’infini sur chaque point de vue. C’est la position de l’observateur qui va délimiter les frontières et la qualité de la représentation. Il est clair qu’un fabricant de montres va se focaliser essentiellement sur l’aspect structurel, qu’un utilisateur va se focaliser surtout sur l’aspect fonctionnel et qu’un historien sera intéressé par l’aspect évolutif. Généralement, un observateur construira sa connaissance sur le sujet en utilisant les trois points de vue, mais en les pondérant en fonction de son contexte et des ses préoccupations.

En conclusion, l’hypothèse systémique nous dit que la connaissance est une représentation d’un système qui décrit sa structure, sa fonction et son évolution.

3.     Le macroscope de la connaissance

Dans les paragraphes précédents la connaissance a été définie suivant deux filtres différents : le triangle sémiotique et le triangle systémique. Ces définitions aboutissent à deux traitements très différents. L’approche sémiotique est une approche très orientée vers le traitement de l’information, où l’information doit être complétée par des aspects sémantiques et contextuels, ce que s’efforcent de faire presque tous les outils de traitement de l’information du marché. L’approche systémique est une approche très orientée vers l’analyse des systèmes, qui peut être assurée par de nombreux outils existants d’analyse et de modélisation.

Il est intéressant de fusionner ces deux approches pour avoir une définition enrichie de la connaissance. Il se trouve que c’est possible par la nature même des points de vue informationnel, sémantique et contextuel de la connaissance, qui ont été étudiés depuis longtemps par des disciplines très diverses. Nous proposons donc ici une nouvelle définition complétée de la connaissance, alliant l’approche sémiotique et l’approche systémique. Cette approche aboutit à une « triple triangulation », représentée par ce qui est appelé le macroscope de la connaissance, en référence à un concept élaboré par Joël de Rosnay [ROS 75].

Dans l’étude des systèmes complexes, on manie aisément les analogies avec les outils scientifiques, de type analytiques, comme le télescope ou le microscope. Par exemple, Claude Levi-Strauss analysait ainsi le microscope en tant qu’outil d’observation :

« Le microscope optique [est] incapable de révéler à l’observateur la structure ultime de la matière, on a seulement le choix entre plusieurs grossissements : chacun rend manifeste un niveau d’organisation dont la vérité n’est que relative, et exclut tant qu’on l’adopte la perception des autres niveaux » [LEV 64] (Ouverture I)

Avec un tel outil, on ne maîtrise qu’un point de vue partiel du système. On peut choisir son niveau de grossissement, on y découvre une organisation, une « vérité » toute relative, qui ignore celle des autres niveaux. La phrase de Levi-Strauss est en fait une critique de notre habitude culturelle, puisque la méthode analytique qui règne en maître depuis des siècles sur nos cultures nous enseigne qu’il faut réduire un problème pour pouvoir le résoudre. La réduction à un aspect n’est désormais plus suffisante pour aborder la complexité des systèmes qu’on observe de nos jours. Il s’agit donc d’inventer un nouvel outil, qui, à l’image du microscope ou du télescope, nous permette d’explorer et de découvrir, de manière féconde et pertinente, les systèmes, dans cette nouvelle dimension de la complexité, qui nous permette d’avoir une vision globale et non réductrice des systèmes,. Le changement est de taille, car il ne s’agit certainement pas d’un outil physique ou matériel, au contraire. C’est ainsi que Joël de Rosnay pose le principe du macrocope :

« Le macroscope n’est pas un outil comme les autres. C’est un instrument symbolique, fait d’un ensemble de méthodes et de techniques empruntées à des disciplines très différentes […]. Il ne sert pas à voir plus gros ou plus loin. Mais à observer ce qui est à la fois trop grand, trop lent et trop complexe pour nos yeux. » [ROS 75].

Nous allons ainsi définir un macroscope pour la structuration des connaissances dans un système complexe, qui nous permettra de les analyser et les maîtriser. Le macroscope est construit en décomposant chaque point de vue du triangle sémiotique en trois points de vue du triangle systémique (Figure 6).

3.1.   Connaissance et information

  • Point de vue structurel. La définition de l’information a prêté à de nombreux débats. Il existe maintenant un consensus (General Definition of Information ou GDI) [FLO 10], que nous rappelons ici : l’information est faite de données, les données sont bien formées (souvenons nous que « information » vient du latin « in-formare », soit « mettre en forme »), les données bien formées ont du sens (i.e. les données doivent être compatibles avec les significations –la sémantique- du système en question, code ou langage). Puisque le problème du sens est abordé dans un autre point de vue, nous retiendrons que l’information est un ensemble de données bien formées (données informationnelles). On peut cependant donner un sens élémentaire à cette information (par exemple l’information doit être formulée dans un langage compris par un humain), mais une information en tant que telle ne peut contenir toutes ses significations possibles. Cette définition fournit l’aspect structurel de l’information.
  • Point de vue fonctionnel. Il concerne le traitement de l’information, (parfois synonyme d’informatique), qui concerne tous les processus de changement de l’information. Il décrit comment on peut manipuler les informations. C’est un domaine très développé dans les sciences de l’information, de la communication, en psychologie cognitive, en cybernétique etc.
  • Point de vue évolutif. C’est un aspect assez simple attaché à l’information et au traitement de l’information. En général, l’évolution des systèmes de données informationnelles est paramétré par un marqueur temporel comme la date, la version etc. C’est essentiellement un problème de datation.

3.2.   Connaissance et sens

  • Point de vue structurel. Il s’attache à définir la nature du sens. Vaste programme, qui emprunte à la linguistique, la psychologie cognitive, l’anthropologie, car le sens est profondément enraciné dans l’être humain et sa culture. Il se traduit par des structures sémantiques (des données sémantiques, par opposition aux données informationnelles) qui se construisent et se pérennisent dans les structures mentales de l’être humain. Les structures sémantiques les plus connues sont les réseaux sémantiques (ou réseaux de concepts) conçus d’abord en linguistique pour devenir ensuite une. façon de représenter un savoir organisé, que celui-ci soit personnel, celui d’un groupe ou encore celui d’une organisation. C’est une représentation d’un ensemble de concepts reliés sémantiquement entre eux par des liens particuliers et bien définis.
  • Point de vue fonctionnel. Il aborde le traitement des données sémantiques. Les structures sémantiques n’existent pas dans l’abstrait, elles sont construites parce qu’elles doivent être utilisées dans un certain but, dans une certaine action. Cette action est caractérisée par un problème à résoudre, un objectif, et est décrit par une stratégie construite par l’esprit humain afin de résoudre ce problème, qui représente ce qu’on appelle un savoir-faire. C’est pour cela que les données sémantiques sont utilisées par des tâches cognitives (on utilisera là encore le terme simplifié de tâches), qui sont des méthodes de résolution de problèmes, elles aussi construites et pérennisées dans les structures mentales de l’être humain.
  • Point de vue évolutif. Le sens qui peut être donné à l’évolution des données, concepts, des solutions, des objets techniques etc. élaborés au cours du temps dans l’entreprise est représenté par des “ classifications génétiques ” construites a posteriori qu’on appelle des lignées (arbres technologiques etc.). Donner du sens à un ensemble de concepts consiste à faire une reconstruction raisonnée, compréhensible et synthétique des principaux objets ou concepts qui ont jalonné l’évolution du système de connaissances étudié. Ces concepts suivent une ligne temporelle et où s’identifient le pourquoi et le comment de chaque évolution de concept. Un ensemble de lignées décrit des successions dans le temps de concepts ou d’objets dans un ordre évolutif « dont on dit généralement qu’il va dans le sens du progrès, par des améliorations ou perfectionnement successifs » [DEF 85], décrivant ainsi des « tendances lourdes » ou des « lois d’évolutions ». Les lignées sont organisées dans un arbre généalogique qui retrace les apparitions et éventuellement les disparitions des lignées les unes par rapports aux autres. L’ensemble des théories qui se rattachent à cette représentation, dans le domaine technique, est résumée dans l’ouvrage de référence [DEF 85] qui synthétise les théories fondant l’histoire des techniques ou des technologies des groupes humains (A.Leroi-Gourhan, J.Baudrillard, A.Moles, G.Simondon).

3.3.   Connaissance et contexte

Le contexte aborde la connaissance en tant qu’elle est intégrée à un système, au sens du système général. Il convient alors de représenter ce système pour mettre la connaissance en contexte.

  • Point de vue structurel. Il concerne le domaine de la connaissance. Pour en avoir une vision globale, le domaine est représenté comme un système général « tapissé de phénomènes« . L’hypothèse qui est mise en œuvre ici est que les principaux concepts qui permettent de décrire ce domaine peuvent se comprendre, prendre du sens, à travers les phénomènes généraux qui sont à la base des savoirs. Ces phénomènes (ont parle aussi de processus, ou d’effets) sont ceux que l’on cherche à maîtriser, connaître, déclencher, optimiser, inhiber, ou modérer dans l’activité à laquelle on s’intéresse. Chaque activité aborde toujours ces phénomènes selon une vision qui lui est propre. L’expérience montre que ce modèle est indispensable et complémentaire des documents habituels (scientifiques, de référence etc.).
  • Point de vue fonctionnel. C’est une étude fonctionnelle du système de connaissances. Il consiste à identifier ou définir les activités qu’il contient et leurs liaisons en termes d’échanges (de données le plus souvent).
  • Point de vue évolutif. Pour présenter ce point de vue, il suffit de citer Yves Deforge qui en fait un des trois outils fondamentaux pour l’étude de l’évolution des objets techniques :

« [ce point de vue]  répond au désir de mieux connaître ce qui s’est passé à certains moments de l’évolution en reconstituant synthétiquement, autour d’un objet [d’un concept] le réseau des relations réciproques que l’objet entretient avec tous les sous-systèmes de systèmes plus vastes qu’on appelle […] « système industriel » . [Cette approche s’inspire de méthodes familières] à ceux qui étudient des phénomènes s’étendant sur de longues périodes : ethnologues, archéologues, économistes ; elle consiste, pour quelques époques significatives d’une évolution à recréer picturalement et dynamiquement le milieu associé au phénomène considéré » [DEF 85]

Il s’agit donc d’intégrer l’évolution d’une connaissance, d’un concept, d’un objet dans un système contextuel qui est explicatif de cette évolution, et permet d’appréhender globalement les lignes directrices qui ont amené la connaissance à l’état perçu actuellement. Ceci se fait par la description d’historiques, où le contexte historique est décrit par un petit nombre d’éléments qui apparaissent pertinents, au cours de l’analyse historique, pour décrire et englober le contexte d’évolution. Le contexte historique dépasse largement l’objet de connaissances proprement dit, qui se trouve ainsi mis en relation signifiante, d’un point de vue de l’évolution, avec d’autres sous-systèmes.

Figure 6 : Le macroscope de la connaissance

En conclusion, la structure de la connaissance est donnée par trois points de vue dits « sémiotiques », chaque point de vue étant lui-même donné par trois autres points de vue dits « systémiques », ce qui fait en tout neuf points de vue organisés dans le macroscope de la connaissance (Figure 6) :

  • L’information relative à un domaine de connaissance est structurée par les données informationnelles, les traitements des informations, et les datations des informations.
  • Le sens relatif à un domaine de connaissance est structuré par les concepts, les tâches qui décrivent les savoir-faire, les lignées qui décrivent les évolutions du domaine.
  • Le contexte relatif à un domaine de connaissances est structuré par les phénomènes, l’organisation des activités et les historiques du domaine.

4.     Conclusion

Le problème de la structuration de la connaissance dans une entreprise ou tout autre organisation sociale relève de la problématique des systèmes complexes, qui n’est abordable qu’à travers la connaissance qu’on peut construire sur ces systèmes. La compréhension de tels systèmes peut se faire à travers deux types de filtres : le premier filtre est celui des messages qu’on perçoit d’un système, qui se traduit d’abord par de l’information produite par et sur ce système et surtout du sens que prennent ces messages par rapport aux contextes d’observation ou d’analyse. Le second filtre est celui de l’analyse systémique, qui analyse un système selon sa structure, sa fonction ou son évolution. Ces deux filtres sont constamment utilisés, de manière implicite ou non, pour produire et utiliser de la connaissance sur un système. Le macroscope de la connaissance élaboré dans ce chapitre est un moyen de fusionner ces deux approches, en intégrant des éléments classiques, élaborés par diverses théories dans de nombreux domaines des sciences exactes ou des sciences humaines. Le macroscope est une définition structurée de la connaissance qui permet une analyse fine d’un corpus de connaissances. On pourra voir des exemples d’application dans [ERM 08].

5.     Bibliographie de base

  • [DEF 85] Deforge Y., Technologie et génétique de l’objet industriel, Éditions Maloine, Paris, 1985
  • [ECO 88] Eco U : Le signe, (Trad. revue et augmentée de l’édition originale « Segno », 1973) Éditions Labor, Collection Média, Paris, 1988
  • [ECO 76] Eco U., A Theory of Semiotics, Macmillan, London, 1976.
  • [ERM 08] Ermine J-L., Management et ingénierie des  connaissances, modèles et méthodes, Hermes Science publications, , 2008
  • [FLO 10] Floridi L., Information – A Very Short Introduction, Oxford University Press, Oxford, 2010.
  • [LEM 77] Le Moigne J-L., La théorie du Système Général, théorie de la modélisation, P.U.F., Paris, 1977, 3ième édition mise à jour, 1990.
  • [LEM 90] Le Moigne J-L., La modélisation des systèmes complexes, Afcet Systèmes, Dunod, Paris, 1990.
  • [ROS 75] De Rosnay J., Le macroscope, vers une vision globale, collection Points, Le Seuil, Paris, 1975

6.     L’auteur

Jean-Louis Ermine a obtenu un doctorat de mathématiques fondamentales à l’université Denis Diderot de Paris, et une habilitation à diriger des recherches en informatique à l’université de Bordeaux.

De 1978 à 1991, il est enseignant-chercheur à l’université d’Alger, puis de Bordeaux, en tant que chercheur en mathématiques fondamentales. En 1991, il rejoint le Commissariat à l’Énergie Atomique (CEA). En 1994, il devient responsable du Groupe Gestion des Connaissances au CEA jusqu’en 2000, puis il est détaché à l’Université de Technologie de Troyes. En septembre 2003, il rejoint l’Ecole de Management de l’Institut Mines-Télécom comme responsable du département « Systèmes d’Information » puis comme doyen de la recherche, puis comme directeur de l’innovation. Il est actuellement professeur dans cette école.

Il a publié plus de 100 articles scientifiques, 5 livres, et encadré 25 thèses sur le thème de l’ingénierie et la gestion des connaissances. Il est Président du Club Gestion des Connaissances depuis 1999,  Président du conseil scientifique du congrès et de l’association « Gestion des Connaissances pour la Société et les Organisations » (AGeCSO) depuis 2007. Il est expert pour l’ONU (UIT, AIEA) depuis 2003, et chercheur invité au Canada (CEFRIO) depuis 2006. Il a été chef de projet ou conseiller pour de nombreux projets de recherche ou industriels dans des organisations privées ou publiques en France (Industrie, Energie, Transport, Défense, Banque, PME …) et à l’étranger (Sonatrach (Algérie), Hydro-Québec, Administration Publique (Canada), Institut de Recherche Nucléaire (Brésil), National Oil Company (Thaïlande), Kraft Foods …)