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Projet BourbaKeM
Elément n°9
La connaissance relationnelle
Bertrand Pauget
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1.     Introduction

Qu’est-ce que la connaissance relationnelle : connaître les autres ? Les systèmes relationnels de l’organisation ? Ces questions amènent tout sauf des réponses évidentes. La connaissance relationnelle ne peut être réduite à une portion réduite de la littérature sur la gestion des connaissances mais appelle nécessairement à une réflexion plus large. L’une des raisons tient en la faible robustesse des définitions qui composent la connaissance relationnelle. Actons avec Clarkson (1995) que la relation est «une condition première de l’être humain. Si convenue qu’elle est considérée comme acquise et si énigmatique (…) que beaucoup en ont fait un point de focalisation de leur préoccupation tout au long de leur vie».

Une définition de la connaissance n’est guère plus aidée : elle peut être classée de manière différente : tacite ou explicite (Polanyi, 1967), procédurale ou déclarative (Argyris, Schön, 1978), etc…Cette multiplication problématique a amené Nonaka et Takeuchi (1997) à s’intéresser davantage à sa dynamique (de sa création à son incorporation). Mais cette approche laisse en suspens le fond de la connaissance. Les processus relationnels décrits (émergence, appropriation…) ne sont pas axiologiquement neutres. Ils s’inscrivent dans un contenu relationnel qu’il faut expliciter.

C’est en donc multipliant les regards disciplinaires que nous avons tenté d’expliquer les projets sous-jacents et de décrire les différentes connaissances relationnelles. C’est au tournant des années 90 et 2000 que les articles scientifiques se multiplient sur ce thème. Nous choisissons de présenter la connaissance relationnelle suivant trois perspectives :

  • Un questionnement épistémologique qui interroge ce que font les disciplines scientifiques (Sociologie, Sciences de Gestion, Sciences Cognitives).
  • Un questionnement plus orienté vers les Sciences de Gestion où la connaissance relationnelle est vue comme une rente pour l’organisation.
  • Une perspective sociologique (puis gestionnaire) où sont analysés les cadres relationnels qui influencent la création et la transmission des connaissances. Ou à l’inverse, comment la connaissance façonne les relations et comment les individus utilisent cette connaissance.

2.     La connaissance relationnelle : perspective épistémologique

Une première perspective consiste à envisager la connaissance relationnelle dans un rapport dialectique. A savoir : comment la connaissance crée la relation ou inversement comment une relation (ou plus souvent un cadre relationnel) amène la genèse de connaissances. Ces perspectives ont été envisagées suivant différentes disciplines : Sciences de Gestion, sociologie notamment. Nous examinerons plus loin ces différentes approches (parties II et III).

La difficulté à définir les relations a amené un fort doute sur la capacité méthodologique à repérer et intégrer les relations dans une perspective scientifique. Certains sociologues (Bajoit, 1994) ont pourtant œuvré pour que soient pris en compte les relations (sociales) comme matrice explicative de leur discipline. Les tentatives de réification de la relation (comme principe d’identité et d’altérité) ne permettent toutefois pas de dépasser une perspective encore fonctionnaliste (Wagnon, 1994). Elles inscrivent toutefois le projet d’intégration des relations dans une perspective de l’action et notamment de l’action organisée.

C’est la compréhension de l’action collective qui amène aussi Hacthuel (2000:33) à s’intéresser aux savoirs qui dans les écrits de l’auteur s’apparente aux connaissances et aux relations. Les connaissances et les relations apparaissent inséparables : il considère en effet que la relation est un « savoir sur ce qui « relie » des acteurs et une condition pesant sur les savoirs de chacun ». Connaissances et relations peuvent et doivent donc être liées. Elles sont considérées par Hatchuel comme des axiomes prenant une place centrale dans sa théorie de l’action collective. Il faut comprendre dès lors que les connaissances et les relations sont les concepts clés constitutifs des Sciences de Gestion. En faisant des savoirs/connaissances et des relations des auxiliaires de sa théorie, il laisse volontairement de côté leur genèse, leurs transformations…

Dans le domaine des Sciences Cognitives, Chamak (2004) rappelait que les Sciences Cognitives connaissaient un débat fort orienté (soit) « vers la production de modèles informatiques et où les mécanismes de la pensée sont rapportés à un niveau d’explication logique », c’est-à-dire le modèle cognitiviste, (soit) « des neurosciences cognitives où les mécanismes de la pensée sont rapportés à un niveau d’explication neurologique », c’est-à-dire un modèle connexionniste. Il faut comprendre par-là que la première perspective insiste sur la modélisation des connaissances à travers des réseaux de relations. L’hypothèse est ici encore fonctionnaliste. Il s’agit de comprendre les modes de circulation des connaissances en fonction des supports relationnels. La connaissance relationnelle va être employée pour comprendre les processus par lesquels la connaissance se déploie dans des réseaux qu’ils soient informatiques, neuronaux…

Dans la seconde perspective, c’est l’hypothèse relationnelle qui semble prééminente. Ce sont les réseaux de relations (qu’ils soient neuronaux, informatiques) qui créent des états transitoires et qui s’instituent parfois au niveau global. Il s’agit donc de regarder comment se forment ces états. Y sont parfois inclus des notions d’intentionnalité. On voit ici des similarités avec la théorie proposée par Hatchuel pour qui tout se joue dans l’action, au niveau micro. Seule la perspective disciplinaire et l’objet de l’étude (les individus et l’organisation pour Hatchuel, la cognition et le cerveau pour les Sciences cognitives) change.

Au-delà d’un questionnement sur les disciplines même, la connaissance relationnelle est un projet gestionnaire et sociologique ayant mené à des recherches fécondes.

3.     La connaissance relationnelle : une perspective gestionnaire multiple

En partant des capacités dynamiques, des chercheurs comme Mesquita et al. (2008)[1] se posent une question en apparence banale. Pourquoi à conditions égales, certaines organisations parviennent à évoluer (s’adapter, innover…) tandis que d’autres rencontrent des difficultés de tous ordres. L’idée est que certaines organisations utilisent leurs capacités et leurs ressources internes comme moteur de leur développement. En approfondissant ce questionnement, Dyer & Singh (1998) vont proposer une approche relationnelle de l’organisation. Par la suite, Dyer va s’intéresser à l’industrie automobile et plus spécifiquement aux relations entre fournisseurs et donneurs d’ordre. L’idée est que la performance entre les organisations ne peut s’expliquer par la position dominante du donneur d’ordre mais plus par la qualité et la diversité de la relation entre les organisations et/ou les individus en relation les uns avec les autres. Ces derniers accumulent des connaissances sur les modalités de fonctionnements de ces relations, les optimisent, les capitalisent…

A partir des analyses sur les transferts de connaissances et de relations entre les organisations, la recherche sur la connaissance relationnelle va s’intéresser aux mécanismes de reproduction des succès acquis. Si les relations (et la connaissance liées à ces relations) fondent effectivement un avantage compétitif pour les entreprises, alors, il est nécessaire de comprendre quel est cet avantage.

4.     La connaissance relationnelle : une perspective plus sociologique

L’un des axes majeurs a consisté en l’étude du capital acquis par les travailleurs du savoir (Fliaster & al., 2008). L’idée est qu’il est possible de déterminer les réseaux de relations (le capital social ou relationnel) mobilisé par les individus dans un contexte professionnel.

4.1.   Le capital social et relationnel

Le capital social a été associé de longue date à l’étude des réseaux sociaux (Coleman, 1988). La notion a été forgée par le sociologue français Pierre Bourdieu puis progressivement détournée de sa finalité. Elle est aujourd’hui souvent utilisée comme un élément de mesure de la capacité d’un individu à faire appel à des relations, des ressources… pour mener à bien une action dans un contexte organisationnel. Fan et Lee (2009) rappellent que la dimension relationnelle n’est qu’une composante de ce capital. Elle est déterminée au travers de l’étude des liens dans un réseau social (Burt, 1997).

La littérature est unanime pour dire que l’accès au capital social permet l’accès, la création et le transfert de nouvelles connaissances (Nieves et Osorio, 2013) dont nous reprenons ici l’essentiel du propos en le complétant. L’idée est que toute connaissance est dépendante d’un contexte social. Celui affecte tour à tour la création et la diffusion de la connaissance. Les chercheurs se sont alors intéressés soit aux facteurs les limitant soit à ceux les facilitant :

  • La limitation vient des individus eux-mêmes : de leur motivation, de leur compétence à intégrer et à se mouvoir dans un réseau (Pauget et Wald, 2013) ou encore de l’ambiguïté de la nature de la connaissance (Kogut et Zander, 1995), de son contenu… ou enfin de la capacité de l’organisation à absorber les connaissances (perspective de la knowledge based view).
  • Pour faciliter, l’accès à la connaissance, c’est plus le positionnement de l’individu au sein du réseau (sa centralité, son accès au nœud de relation, son ancienneté dans le réseau…) qui est mise en avant que la qualité de la relation (le contenu)[2].

Pour synthétiser le lien entre connaissance et relations, Phelps et al. (2012) proposent la notion de « knowledge networks » qui constitue aujourd’hui un champ de recherche académique en forte croissance. Les études ultérieures vont reprendre et développer cette perspective. Elles se focaliseront soit sur la connaissance que les acteurs ont de ce capital ou à l’inverse ce que les acteurs ont comme capital et comment ils en apprennent, se le transmettent.

4.2.   Connaissances et relations pour construire un groupe et/ou une organisation

Une dernière approche de la connaissance relationnelle peut être définie comme une connaissance de l’autre créée au cours d’une action (Orlikowski, 2002) ou véhiculée au cours de celle-ci (Kogut et Zander, 1995). Elle est à rapprocher de la vision d’Hatchuel en ce qu’elle constitue sans doute une réification de sa théorie. La littérature distingue deux types de connaissances relationnelles mobilisées au cours de l’interaction entre les acteurs : il y a tout d’abord des connaissances mutuelles, nées des interactions. Elles s’opposent aux connaissances dites sociales, préexistantes à la relation et véhiculées au cours de celle-ci. La connaissance relationnelle serait alors une synthèse de ces deux types de connaissances (Pauget, 2006).

La connaissance née de l’interaction (Orlikowski, 2002) touche à la fois ce qui est nécessaire pour accomplir une tâche ou les connaissances crées au cours de celle-ci. Dans le premier cas, le processus l’accompagnant est une identité collective. Elle permet de connaître et de se situer par rapport à l’organisation. Cette identité conduit à une socialisation et à une identification à l’organisation (perspective de création de connaissance collective). Ce faisant, la connaissance née de l’interaction permet de comprendre les logiques des acteurs avec qui s’effectue l’échange (deuxième perspective) et les stratégies relationnelles mises en œuvre. Ce sera par exemple le respect, la crédibilité, l’augmentation du réseau social (perspective de création de connaissance individuelle) (Cf. Tableau 1).

Practice
(pratique)
Activities Comprising the Practice
(activités impliquant la pratique)
Knowing Constituted in the Practice
(savoirs constitués par la pratique)
Sharing identity
(partage d’identité)
Engaging in common Training and socialization (travail de socialisation)
Identifying with the organization (identification à l’organisation)
Knowing the organization
(connaître l’organisation)
Interacting face to face
(interaction en face à face)
Sharing information (partage d’informations)
Building and sustaining social networks (création et entretien d’un réseau social)
Knowing the players in the game (connaître les acteurs en situation)

Tableau I- Orlikowski (2002 : 257).

Nous retenons qu’il existe une connaissance liée au processus relationnel (ce qu’Orlikowski qualifie de connaissance des « joueurs »/acteurs) et une connaissance des processus de l’organisation. La première a comme objet la capacité à échanger et à entretenir un réseau social. La seconde est liée au processus de socialisation et de construction d’identités (identités vis-à-vis de la structure ou du groupe). C’est-à-dire à la capacité à s’agréger à un système social (selon la définition de Crozier). Ce dernier type de connaissance est une « connaissance sociale » (Kogut et Zander, 1992, 1995). Elles concernent principalement la production de connaissances en rapport avec les systèmes sociaux, notamment des règles de l’organisation. Plus la capacité de l’organisation à produire des connaissances est grande, meilleure est l’efficacité. A contrario, leur absence ou leur ambivalence produit des défaillances relationnelles. C’est en effet parce que les acteurs sont incapables de se situer dans l’organisation que les règles leur apparaissent peu « claires ».

Quelles soient liées à l’interaction ou sociales, ce type de connaissance relationnelle est surtout envisagé dans une analyse de la structuration des organisations. La connaissance relationnelle sert à comprendre qui fait quoi et comment les organisations se sont bâties et se sont entretenues.

5.     Conclusion

Nous retrouvons dans la littérature, une double équation soit la connaissance façonne les relations (Connaissance > Relation = Connaissance Relationnelle) ou à l’inverse comment les relations (capital social, capital relationnel, système social…) permettent l’accès à la connaissance, à sa diffusion… (Relation > Connaissance = Connaissance Relationnelle). L’objet de l’étude de ces connaissances est donc de comprendre comment l’organisation produit des relations et des connaissances et comment elles s’entremêlent pour fonder l’organisation qui nous est donnée à voir.

6.     Bibliographie sélective

6.1.   Sur l’apport de la connaissance relationnelle à l’épistémologie

Nonaka I. et Konno N., (1998) “The concept of « Ba: Building Foundation for Knowledge Creation.” California Management Review, 40, 3: 40-54.

Bajoit G. (1992). Pour une sociologie Relationnelle. Paris. PUF.

Chamak, B. (2004). Sciences cognitives et modèles de la pensée. Sens Public.

David, A., Hatchuel, A., Laufer, R. (2000). Les nouvelles fondations des sciences de gestion: éléments d’épistémologie pour la recherche en management. Vuibert. (voir le chapitre un d’Harmand Hatchuel).

Pauget B. (2014). Les Sciences de Gestion comme métaphysique de l’action. Notes en vue de l’Habilitation à Diriger des Recherches. Pres Sorbonne Paris-Cité. Université de Paris 13.

Wagnon Claude. 1994. Bajoit Guy, Pour une sociologie relationnelle. In: Revue française de sociologie, 35-2. Aspects de la vie professionnelle. pp. 326-328.

6.2.   Sur la connaissance relationnelle selon une perspective inter-organisationnelle (perspective gestionnaire)

Kobayashi, M. (2014). Relational View. Annals of Business Administrative Science, 13(2), 77-90.

Mesquita, L. F., Anand, J., & Brush, T. H. (2008). Comparing the resource‐based and relational views: knowledge transfer and spillover in vertical alliances. Strategic Management Journal, 29(9), 913-941.

Rai, R., & Prakash, A. (2012). A relational perspective to knowledge creation: Role of servant leadership. Journal of Leadership Studies, 6(2), 61-85.

6.3.   Sur la connaissance relationnelle selon une perspective intra-organisationnelle (perspective sociologique et gestionnaire)

Carmeli, A., Azeroual, B. (2009). How relational capital and knowledge combination capability enhance the performance of work units in a high technology industry. Strategic Entrepreneurship Journal, 3(1), 85-103.

Fliaster, A., & Spiess, J. (2008). Knowledge mobilization through social ties: the cost-benefit analysis. Available at SSRN 1101654.

Nieves, J., & Osorio, J. (2013). The role of social networks in knowledge creation. Knowledge Management Research & Practice, 11(1), 62-77.

Pauget B., La connaissance relationnelle comme aide à la structuration d’une organisation, Thèse de doctorat, Troyes, Décembre 2006.

Phelps, C., Heidl, R., & Wadhwa, A. (2012). Knowledge, networks, and knowledge networks a review and research agenda. Journal of Management, 38(4), 1115-1166.

6.4.   Sur la connaissance relationnelle selon une perspective informatique et psychologique

DiCecco, V. M., Gleason, M. M. (2002). Using graphic organizers to attain relational knowledge from expository text. Journal of Learning Disabilities, 35(4), 306-320.

Halford, G. S., Wilson, W. H., & Phillips, S. (2010). Relational knowledge: The foundation of higher cognition. Trends in cognitive sciences, 14(11), 497-505.

Lyons-Ruth K. (1998). Implicit relational knowing: its development and psychoanalytic treatment. Infant Mental Health Journal, Vol. 19(3), 282–289.

Shastri L. (1998). Advances in Shruti, a neutrally motivated model of relational knowledge representation and rapid inference using temporal synchrony. International computer sciences institute. Berkeley. USA.

Zimmer, J. C., Henry, R. M., Butler, B. S. (2007). Determinants of the use of relational and nonrelational information sources. Journal of Management Information Systems, 24(3), 297-331.

 

PaugetBertrand Pauget est titulaire d’un mastère en Histoire contemporaine, docteur en Sciences de Gestion et Habilité à Diriger des Recherches.

Il est professeur de management à l’European Business School. Il est aussi membre du laboratoire CEPN depuis 2012 (Paris Nord, Paris Pres Sorbonne).

Ses recherches, au croisement de plusieurs disciplines, portent sur les évolutions du secteur de la santé en Europe.

 

[1] L’équivalence entre la perspective relationnelle et la perspective relationnelle de l’organisation a été l’objet de débat mais est aujourd’hui souvent considérée comme proche, sinon assimilable (voir Mesquita et al., 2008 pour plus de détails).

[2] On notera que l’on trouve aussi le terme de capital relationnel dans la littérature. Pour la décrire, Marko Kohtamäki et al. (2012) il est constitué de la confiance, du respect entre les parties en constituent son fondement. Cette perspective est surtout employée dans une analyse inter-organisationnelle tandis que les réseaux sociaux sont souvent plus utilisés dans une perspective intra-organisationnelle.