[Retour au projet BourbaKeM]

Projet BourbaKeM
Elément n°4
Introduction à l’Economie et à la Gestion de la Créativité
Thierry BURGER-HELMCHEN[1]
[Version PDF du texte]


[Version powerpoint]

1.     Introduction

1.1.   Créativité à l’honneur

Contexte économique et politique

Depuis 2000, l’Union Européenne s’est donné pour but de recentrer l’économie et la société sur la création de connaissances (objectif de Lisbonne) et la commission a proclamé 2009 comme « Année européenne de la créativité et de l’innovation ». Cette initiative vise à « promouvoir les capacités de créativité et d’innovation en tant que compétence clés pour tous grâce à l’éducation et à la formation tout au long de la vie », « instaurer un environnement propice à toutes les formes de créativité et d’innovation qu’elles soient artistiques, culturelles, sociales ou technologiques et à favoriser l’utilisation pratique des connaissances et des idées ».

1.2.   Changement sémantique

Des champs connexes à la créativité ont été étudiés par l’économie et la gestion :

  • a) En 1970 apparition de l’économie de la technologie
  • b) En 1980 économie de l’innovation
  • c) En 1990 économie de la connaissance
  • d) Aujourd’hui économie de la créativité

Il existe un lien entre ces étapes auxquelles viennent s’ajouter la gestion des connaissances et de la créativité. On distingue des points communs tant sur le cheminement scientifique que sur le fond.

Sur le fond

Dans les deux cas, il est indispensable de s’entourer d’individus capables de réaliser des choses que tout le monde ne sait pas faire à savoir, détenir des connaissances et les développer mais également d’être créatif.

Sur le cheminement scientifique

Le constat est identique, il existe énormément de points de communs. A l’origine, l’économie de la connaissance présentait un grand problème qui était celui du foisonnement des définitions et l’on déplorait en conséquence une énorme difficulté à bénéficier d’effets cumulatifs puisque chacun en avait une vision différente.

Aujourd’hui, la problématique est identique en ce qui concerne l’économie de la créativité. Il existe un grand nombre de mesures différentes communes à la connaissance et à l’innovation, des variables identiques pour mesurer des choses différentes, ce qui n’est pas sans poser de problèmes.

2.     Définition de la créativité

De façon générale, la créativité décrit la capacité d’un individu ou d’un groupe à imaginer ou construire et mettre en œuvre un concept neuf, un objet nouveau ou à découvrir une solution originale à un problème précis.

Toutes ces définitions renvoient à la même notion, à savoir une manière de penser et de faire qui permet de produire des idées inattendues et utiles.

3.     La créativité à travers les âges :

Les premiers à avoir vraiment investi cette notion sont les psychologues dans les années 60/70. Pour autant, le mot création ou créativité n’est pas un mot nouveau, il existe depuis très longtemps et les premiers à en parler sont les grecs. Cependant, ils avaient un concept de la créativité qui était assez particulier et pour eux, cette notion se trouvait surtout dans les arts. A l’inverse de l’art d’aujourd’hui qui permet de sortir du cadre et de laisser courir son imagination, pour les grecs, le meilleur artiste était celui qui détenait une très bonne maitrise de la technique, le plus grand créatif était celui qui produisait le geste technique le plus pur possible, ce qui bien évidemment représente une vision très particulière de la créativité. A l’inverse, un peu plus tard à Rome la créativité prendra tout son sens et deviendra un espace de liberté. Un autre changement très important est à noter à l’époque médiévale et notamment lors de la montée du christianisme et du catholicisme où le mot « creatio » prendra un sens tout différent : il désignera l’acte divin de création ex nihilo et à partir de cette époque et pour plusieurs siècles, le mot création ne fera absolument plus référence à une activité humaine et sera réservé à dieu qui détiendra à lui seul le pouvoir de créer, sans aucune comparaison possible avec ce que pourrait produire le commun des mortels. Cette idée restera ancrée pendant une très longue période.

A la renaissance commencera de nouveau à souffler un esprit de liberté et de création mais le mot création ne sera toujours pas utilisé pour désigner autre chose que cet acte divin. Ce n’est qu’au 17ème siècle que le mot créativité sera à nouveau employé mais il sera cependant limité à un domaine très précis, la poésie qui représentera le seul art dans lequel la créativité est présente. Tous les autres arts comme par exemple la sculpture, ne seront pas considérés comme un art purement créatif car si l’on se représente un bloc de matière brute, quelle que soit la nature de la matière utilisée, l’artiste ne fait que révéler l’œuvre qui existe déjà, ce n’est donc pas de la création. Au 18ème siècle, cette fois-ci le mot créativité touchera tous les arts et commencera également à être utilisé par les scientifiques, mais c’est seulement au début du 20ème siècle notamment avec les travaux de Bergson que le mot créativité se retrouvera dans toutes les activités humaines. En résumé, le mot créativité existe depuis longtemps mais il a souvent été associé à un côté esthétique et artistique.

Ce n’est que par la suite que la créativité deviendra un objet scientifique, économique et managérial.

Les premiers à s’intéresser à cette notion de créativité sont les psychologues et notamment Guilford qui dans une allocation devant l’association américaine de psychologie a décrit ce qu’était la créativité et quel était l’intérêt pour les psychologues de faire de la recherche sur cette thématique.

A cette même époque (1960), les ingénieurs commenceront à s’intéresser à cette créativité et à développer des techniques pour inciter les individus à devenir créatifs. On parlera alors de « brainstorming », de « triz » ou encore de « pensée latérale » qui sont des techniques encore employées aujourd’hui.

L’étude de la créativité apparait alors comme un problème managérial dans une publication de l’Academy of Management dès 1960.

4.     La créativité devient un objet d’intérêt économique

Dans le domaine de la science, où l’activité est concentrée sur la recherche (spéculative ou finalisée) le résultat s’exprime en « découverte scientifique » et se mesure par le nombre de publications. Dans le domaine de la technologie, où l’activité est concentrée sur la recherche appliquée, le résultat s’exprime en « invention » et est mesurée par le nombre de brevets. Ce n’est cependant pas systématique. Dans les domaines de l’économie où l’activité se concentre sur le développement industriel et commercial, les résultats s’expriment cette fois en « innovation » et se mesurent par le chiffre d’affaires, les profits réalisés ou encore le nombre d’emplois créés.

En conclusion, l’innovation n’est rien de plus qu’une idée nouvelle issue de la créativité auquel s’ajoute un esprit d’entreprise. Cette idée vient de la reconfiguration et de la création de connaissances organisationnelles et culturelles.

Il existe une manière de classer les travaux et de mesurer les impacts sur la créativité selon 3 catégories :

1- Les effets de la créativité

2- Pourquoi un individu est créatif

3- Comment cette créativité s’exerce

La pure créativité artistique n’intéresse pas spécialement les économistes ni les managers. Pour l’instant, ce qui éveille leur intérêt est une créativité qui répond à un certain nombre de critères qui pourraient s’inspirer, en les modifiant légèrement, des critères de qualification des ressources mis en avant par des auteurs comme Barney à savoir :

  • que cela ait une utilité, une valeur d’usage au sens des économistes, les étapes suivantes consisteront à transformer cette valeur d’usage en valeur d’échange.
  • que cela soit rare, et l’on pourrait même pousser plus loin l’investigation en avançant que cette créativité devrait être unique (si vous créez un objet qui existe déjà, il ne s’agit plus de créativité mais de reproduction).
  • la notion d’intention doit être présente ou tout au moins, elle doit être capable de focaliser l’attention de la personne
  • enfin, la créativité doit être organisable et utilisable pour la société et/ou par les entreprises.

5.     Approche économique : industries, emplois et géographies

L’économie créative englobe les industries créatives comme la mode, les jeux vidéo, la télévision… Elle se définit comme l’ensemble des activités humaines à but économique qui reprennent certains éléments des industries créatives. Un des vecteurs principaux permettant de passer de l’industrie créative à l’économie se trouve notamment dans les activités de design. Pour distinguer l’économie créative des industries créatives, on peut s’appuyer sur deux définitions simples :

L’économie créative regroupe un ensemble d’activités basées sur les connaissances, avec une valeur culturelle et des liens forts avec toute l’activité économique.

Les industries créatives produisent des biens tangibles et intangibles avec un fort contenu créatif, une valeur économique et un marché associé.

L’industrie culturelle étant une sous-partie de l’industrie créative, l’industrie créative serait donc elle-même une sous partie de l’économie créative. Il n’est donc pas aisé de mesurer l’apport économique dans ce cas. A noter qu’une personne qui travaille dans une industrie créative ne sera pas forcément créative elle-même !

Les nations unies ont publié des rapports qui reposent sur la constatation suivante : la créativité est inépuisable, c’est une ressource illimitée et cette ressource peut être commercialisée. La créativité est une source de développement pour les pays riches certes, mais également pour les pays en voie de développement. Même si ces rapports sont critiquables en ce qui concerne les définitions ou les mesures, ils ont malgré tout eu un impact très important dans la sphère politique et dans le monde économique y compris chez les chercheurs. Rares sont les rapports issus de ce genre d’institutions qui deviennent une référence et qui soient cités largement par les économistes ou les gestionnaires.

Cette approche se fonde sur la notion géographique (état, région). D’autres travaux se focalisent sur les villes. La créativité affecte les villes et les sociétés qui s’y trouvent et en retour les régions peuvent elles aussi affecter la créativité.

Un des auteurs à qui l’on doit le développement du concept de villes créatives et de régions créatives est Richard Florida. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages qui ont eu un impact conséquent. Dans l’ouvrage The Rise of the Creative Class: And How it’s transforming Work, Leisure, Community and Everyday Life (2002), l’auteur développe une idée qui dans un premier temps consiste à créer une nouvelle classe sociale en faisant disparaitre la notion de pauvres et de riches, d’ouvriers et de dirigeants au profit de la classe sociale créative. Composée d’individus dont le métier serait orienté vers les industries créatives ou qui au minimum nécessiterait de la connaissance pour faire émerger de la nouveauté, cette classe sociale aurait des caractéristiques particulières et serait extrêmement mobile.

Dans le second ouvrage, The Flight of the Creative Class: The New Global Competition for Talent (2005), Florida émet l’hypothèse que cette classe sociale créative extrêmement éduquée, plus riche en moyenne que les autres, représenterait un fort intérêt pour les villes et par conséquent il deviendrait intéressant d’attirer cette classe. Une fois cette classe installée dans une zone géographique, alors les entreprises à forte valeur ajoutée suivront. L’auteur suggère que l’intérêt d’une ville est d’être créatif pour attirer les bons citoyens, les bons employés et ensuite les bonne entreprises, et que pour atteindre ce but, il suffirait de mettre en place les bonnes mesures de la créativité au niveau d’une ville. Il effectue un certain nombre de classements et parvient à un top 10 des pays les plus créatifs selon son indice et à l’aide de 3 variables qui sont i) les connaissances technologiques, ii) le talent et iii) la tolérance. C’est surtout cet item de tolérance qui fait l’objet de critiques puisque cela sous-entend que les classes non créatives ne sont pas tolérantes.

Il est utile de préciser qu’une ville n’est pas créative, c’est une personnification et seules les personnes peuvent être créatives, il est donc plus juste d’avancer qu’une ville créative est simplement une ville qui attire une proportion de la population plus importante dans certains métiers. Tout tourne autour d’une notion de causalité plutôt que de corrélation et il existe trois approches possibles comme nous l’apprennent Cohendet et al. (2013):

1ère approche : un peu ancienne cette approche vient de Marshall et concerne l’externalité positive. Une ville doit être capable d’attirer des entreprises identiques dans le même secteur d’activité, ces entreprises vont s’agglomérer et permettront alors aux connaissances de se développer, les connaissances classiques pourront s’échanger plus facilement grâce à la forte proximité géographique et à la création de communautés (villes autour d’industries). On retrouve là une notion de cluster à laquelle tout le monde a recours aujourd’hui.

2ème approche : apparue à la fin des années 60, cette approche vient confirmer l’utilité des agglomérations d’entreprises qui ne doivent cependant pas être toutes identiques. Au contraire, une forte hétérogénéité dans les métiers favoriserait la croissance économique.

3ème approche : selon Florida, elle revient à dire que ce ne sont pas les entreprises qui doivent d’abord s’agglomérer mais les employés, et les entreprises suivront.

Dans ces 3 approches, la question qui se pose est la suivante : quelle est la bonne causalité ? Doit-on d’abord installer les entreprises puis faire venir les employées, ou l’inverse ? Ces auteurs arrivent au même constat, quelle que soit la causalité, il subsiste un grand problème à savoir comment développer quelque chose susceptible d’intéresser les entreprises ou les individus et faire en sorte que des interactions en découlent. En résumé quel que soit le cas de figure, il faut être capable de stimuler l’interaction.

Pour atteindre ce but Laurent Simon et Patrick Cohendet proposent les notions d’underground et d’uperground. La notion d’underground se caractérise par la création d’endroits au sein d’une ville où les choses se déroulent de manière informelle, en marge des circuits officiels et traditionnels, autour de spectacles ou de manifestations culturelles. L’uperground revient cette fois à créer des endroits dans une même ville ou tout serait extrêmement formalisé. Le passage entre ces deux états de chose va créer une mixité sociale, qui sera capable de diffuser la créativité et d’en multiplier l’impact économique (approche géographique).

Mesure : créativité = succès ?

Plusieurs auteurs, notamment Julien Pénin, mettent en avant des nouvelles manières de mesurer la créativité comme les droits d’auteur, les normes liées au design mais surtout ils plaident pour une réduction de la durée de l’ensemble de ces droits, ce qui permettrait ensuite de générer plus de créativité. Si on analyse le cas d’une entreprise qui dépose énormément de brevets, cela ne revient absolument pas à dire qu’elle est créative. C’est avant tout l’indication qu’elle maitrise parfaitement un domaine scientifique et qu’elle est capable (à l’exemple de Sony qui l’a fait pendant longtemps) de publier énormément de brevets qui varient extrêmement peu, et pour lesquels il n’y a aucune créativité. A l’inverse, une entreprise peut être extrêmement créative, être à la pointe des idées et pourtant disparaître. Si l’on s’appuie sur l’exemple Kodak, dans un certain nombre de travaux traitant de l’innovation de rupture, Kodak est décrite comme une entreprise ayant complètement loupé le passage au numérique. Cette entreprise qui se portait bien dans l’industrie de l’argentique n’a pas été suffisamment créative, et surtout, elle n’a pas prêté attention au numérique. Cependant, si l’on se réfère aux travaux de Weifang Lou (2013), on y découvre quelque chose de surprenant. En 1975, la première entreprise à déposer un brevet sur la photo numérique est Kodak, qui à cette époque, était une entreprise extrêmement créative. On peut donc être créatif et malgré cela rater le marché.

Aussi, pour que la créativité se transforme en valeur économique, il ne suffit pas d’avoir une idée et de déposer un brevet, Il faut également être capable de créer le marché qui va de pair et intéresser les individus.

6.     Approche managériale : psychologie, stratégie

La création d’un produit se déroule en plusieurs phases et ces phases n’ont pas toutes la même intensité créative. La première phase appelée fuzzy front end ou phase d’idéation correspond au début chaotique que constitue la période où la créativité est la plus forte. Au fur et à mesure de l’avancement, dans les phases de développement et d’amélioration, sans même arriver jusqu’à la phase de production, la créativité diminue. Par conséquent, si l’intensité créative n’est pas la même dans les différentes étapes, la manière de la gérer ne doit pas non plus être la même au cours de ces différentes étapes.

Un grand nombre d’auteurs qui ont travaillé sur la notion de jeux vidéo mettent en avant deux autres notions temporelles liées au management de la créativité à savoir, une créativité macro qui se situe donc très en amont du projet et qui correspond à la partie fuzzy front end, ainsi qu’une partie créativité micro qui apparait durant l’exécution du projet et qui correspond à de petites idées qui émergent et que l’’on est capable de mettre en place. Claude Guittard et ses coauteurs ont rajouté une troisième étape qu’ils appellent la mésocréativité et qui se définit simplement par la création d’idées durant un projet dont on ne se débarrasse pas immédiatement mais que l’on diffère. Le tout est d’avoir les bons systèmes de gouvernance pour éviter que les idées écartées ne soient perdues.

Il existe donc des étapes plus ou moins créatives. Le départ est toujours amorcé par une personne qui prend l’initiative, puis l’individu se fond dans un groupe de personnes, ce cercle vertueux prend de plus en plus d’importance pour finalement être transférer à l’ensemble de l’entreprise. Dans la plupart des études dédiées à la notion de créativité, on retrouve systématiquement ces trois étapes. A l’image des poupées russes, l’entreprise créative est en fait une entreprise dont les projets sont nombreux et qui sont eux-mêmes créatifs, et un projet créatif est un projet constitué de beaucoup d’individus qui eux-mêmes sont créatifs,

Le travail le plus connu de ce point de vue est le travail mis en avant par Teresa Amabile expliquant que la créativité telle qu’elle devrait s’exprimer dans une entreprise dépend de trois choses :

1- l’expertise. Elle est propre à chaque individu et correspond à son histoire, son éducation, le lycée et l’université qu’il a fréquentés, les connaissances qu’il a acquises. Elle incorpore autant l’expertise liée à la vie personnelle que professionnelle. Elle dépend donc du vécu de chacun.

2- la personnalité. Elle est innée, certains individus sont plus ouverts à la naissance et ont davantage d’empathie par rapport à certains problèmes.

3- la motivation personnelle

La créativité se situe à l’intersection de ces trois éléments. Le processus ne s’arrête pas là et l’étape suivante est également une combinaison de plusieurs éléments qui vont permettre de passer au niveau organisationnel. La créativité qui existe de manière latente dans l’environnement de travail va favoriser au niveau d’un projet au moins, avec l’aide de ressources, de pratiques managériales adaptées et de la motivation qui en est faite, le passage de la créativité individuelle à l’innovation au niveau du groupe.

Ces travaux d’Amabile sont certainement les plus cités en gestion sur la notion de créativité et ils ont été repris par de nombreux gestionnaires et psychologues.

Une autre approche pour susciter cette créativité vient de la psychologue Tina Seeling et pour cet auteur aussi, la créativité est une intersection entre de nombreux éléments. Tina Seeling a réalisé une étude qui consiste à travailler tout d’abord avec de jeunes enfants (-12 ans) afin de savoir comment ils expriment leurs créativités dans leur manière de réaliser un dessin, de faire de la musique ou encore dans leurs activités de jeux. Elle montre que l’environnement constitue quelque chose de très important, il doit être flexible, et ne doit comporter aucune rigidité (comme des murs, des règles, des interdits). Puis ces mêmes travaux ont été reproduits mais cette fois avec des PDG de grandes entreprises. Bien évidemment il n’était plus question de dessins ou de jeux de balle mais d’exécuter certains travaux. Les résultats se sont révélés identiques. Les individus quels qu’ils soient sont plus créatifs lorsque leur environnement est configuré d’une certaine manière, c’est-à-dire sans rigidité, pas de bureaux fixés ou vissés au sol. Cela pourrait d’ailleurs constituer une leçon pour un certain nombre de gestionnaires.

Pour obtenir un fuzzy front end productif, l’endroit où les individus travailleront n’est pas neutre. Cette notion avait déjà été abordée dans les travaux de Nonaka et Takeuchi, où il était question d’environnement (et de machine à café) pour favoriser la diffusion des connaissances. Aujourd’hui la machine à café a été remplacée par un fab lab flexible.

7.     La créativité fait-elle vendre ? Est-ce forcément une source de profit ?

On peut sur ce propos citer 3 études :

  • Tout d’abord le cas du Festival de Cannes. Le Festival existe pour récompenser les films qui culturellement sont les plus créatifs (il existe depuis 1955). Si l’on prend l’ensemble des films qui ont été primés, les ¾ de ces films ont généré moins d’un million d’entrées en France. Ce qui représente des scores très faibles. Parmi les films primés ces 10 dernières années, une majorité d’entre eux ont eu du mal à dépasser la barre des 100 000 entrées. Certaines formes de créativité n’intéressent donc absolument pas le public et n’ont aucun impact économique significatif.
  • Des études similaires ont été menées aux USA, et Abraham Ravid (2013) fait le même constat dans ces travaux. L’auteur met en avant que le fait d’attribuer ou pas un oscar, contrairement à ce que l’on croit, n’a pas un impact significatif dans tous les cas sur le succès des films. Le seul effet significatif produit est l’augmentation de la côte des acteurs qui jouent dans les films primés, mais aucune garantie de succès n’est assurée.
  • Werner Reinartz et Peter Saffert se sont eux penchés sur l’impact des publicités. Ils ont dans un premier temps développé une métrique afin de déterminer si une publicité est créative ou non. Ils ont ensuite observé si les publicités les plus créatives étaient celles qui généraient les ventes les plus importantes. La réponse est négative. Leurs travaux montrent que cela dépend grandement des produits. Les publicités destinées à la vente de produits qui par définition, doivent être créatifs, à la mode, ont un impact positif et les auteurs mettent en avant (selon des études réalisée en Allemagne et aux USA) que le Coca Cola, les yaourts, les produits de rasage, ou encore le café seraient des produits pour lesquels un certains nombres d’individus s’attendent à quelque chose de créatif, et le seul fait d’orienter une publicité créative dans cette gamme de produits a déjà un impact positif. A l’inverse, des produits qui sont vus comme particulièrement peu créatifs peuvent conduire à un rejet des consommateurs si la publicité se révèle être trop originale. En résumé, selon le produit à vendre, le degré de créativité à employer ne doit pas être le même. La créativité ne fait donc pas vendre à tous les coups.

Même si la créativité ne fait pas vendre à tous les coups, la créativité doit malgré tout être incluse dans le modèle d’affaires de l’entreprise. En utilisant des travaux récents mis en avant par Pierre-Jean Benghozi, un lien entre les modèles d’affaires dans l’économie créative et les modèles d’affaires dans l’économie culturelle est fait. Que peut-on apprendre de ces modèles d’affaires ? L’auteur met en avant qu’avec l’évolution des technologies d’information et de communication, les produits culturels sont marqués par : i) à une diminution massive de la rentabilité pour chaque nouveau produit culturel ii) si la quantité totale de produits culturels qui existent augmente fortement, un phénomène très important de winer-takes-all se met en place. On peut d’ailleurs s’attendre à assister au même phénomène concernant les économies créatives dans les années à venir.La créativité telle que mise en avant par un certain nombre de travaux ou de discours n’a pas forcément d’intérêt pour les consommateurs. Si une étude des projets financés par le crowdfunding type kick starter est réalisée, on pourrait penser que ce sont les projets les plus créatifs qui vont générer les plus gros profits. Or, dans plusieurs domaines, les films, les séries, les jeux vidéo, les projets qui engendrent le plus de gains, en fait, des projets qui ne sont absolument pas créatifs, il s’agit même de projets qui reprennent quelque chose de très ancien avec un côté vintage, une ancienne réalisation remise au gout du jour, et ce sont ces projets qui sont les lucratifs aujourd’hui.

On ne peut pas parler de créativité sans évoquer un cas qui est présent dans l’esprit de chacun : Apple. Cet exemple permet de faire un lien entre la créativité et la stratégie. Apple est considérée comme l’une des entreprises les plus créatives, voire la plus créative qu’il soit et le monde entier a vanté les mérites de Steve Jobs comme étant l’un des plus grands créatifs. Dans deux ouvrages écrits par des penseurs en stratégie il est démontré que cette fameuse créativité a peut-être été un peu enjolivée. Notamment Richard Rumelt, dans son ouvrage revient sur une période très sombre pour Apple (fin des années 1995 début 1996) qui était sur le point de faire faillite. Steve Jobs est rappelé pour prendre les rênes. Il le fait d’ailleurs sans aucun salaire, et tout le monde s’attend à ce que les actions qu’il va mettre en place soient extrêmement créatives. L’ensemble des industries misent sur un compromis avec Sony ou Hewlett Packard ou sur une action avec Microsoft. C’est finalement le deal avec Microsoft qui a lieu, et ce deal est pour le moins particulier… Microsoft offre 150 millions de $ à Apple. La raison purement technique à cette offre réside dans le fait que Microsoft qui venait tout juste de commercialiser Windows 95 avait une position de monopole et qu’il était attaqué pour cette position de monopole. La dernière chose que Microsoft souhaitait à cette période c’était qu’Apple disparaisse et qu’il se retrouve tout seul. La seconde action mise en place par Steve Jobs a été de licencier une grande partie des ingénieurs logiciels en poste sur le hardware. Apple fabriquait alors 16 catégories d’ordinateurs différents, et l’entreprise a finalement limité sa production à une seule catégorie ; stoppant définitivement la production de tous les autres appareils (imprimantes et autres). La production restante a été totalement délocalisée en Asie. Où se situe la créativité dans la stratégie de Steve Jobs ? Il ne s’agit là en effet, que de management basique. Mais l’idée de Steve Jobs, était prioritairement de réussir à survivre, ce qui l’obligeait à réduire drastiquement les coûts.

Pour ce qui est de la créativité, il ne s’agissait pas d’en faire partout et dans tous les sens. Il fallait en premier lieu repérer un projet créatif et mettre l’ensemble des ressources disponibles sur ce projet sans se disperser dans tous les sens. Pour Steve Jobs le projet créatif et ce qui allait sauver l’entreprise était l’IPOD sur lequel il a concentré l’ensemble de ses ressources. D’ailleurs Doz et Kosonen dans leur ouvrage Fast Strategy, ne font rien d’autre que de décrire la situation des entreprises qui ne sont pas spécialement plus créatives que les autres. Simplement à partir du moment où la décision de se lancer dans un nouveau produit est prise, il faut allouer l’ensemble des ressources humaines et financières au profit de ce produit. Un parallèle peut d’ailleurs être fait avec les travaux de Cavalluci, Lerch et Schenk qui mettent en avant une notion de créativité limitée. Il ne faut pas être créatif tout le temps et partout, il faut limiter la créativité et l’encadrer.

Quelques pistes pour la gestion dans un environnement créatif

Existe-t-il des pistes de réflexions pour les travaux futurs en gestion de la créativité et en gestion de la connaissance ?

Il faut se rendre à l’évidence, gérer la créativité est un oxymore. La gestion consiste à mettre en place des processus routiniers, la gestion est une science qui n’aime pas l’incertitude et qui doit être très précise. Au contraire, la créativité est une forme de chaos et il faut être capable de la comprendre. Si l’on se réfère aux travaux de Le Moigne sur la complexité, on apprend que la complexité n’est pas gérable, mais qu’il est possible de gérer dans la complexité. Le même schéma peut être reproduit pour la créativité : la créativité n’est pas gérable mais l’on peut gérer dans un environnement créatif. A partir de cette idée on peut tirer certaines leçons pour orienter le processus vers une réussite. La 1ère leçon est de comprendre qu’à partir du moment où un projet est mis en place autour de la créativité, l’objet et le résultat de ce groupe de recherche de travail se construiront chemin faisant. L’architecte Franck Gehry tient des propos qui corroborent cette idée : « lorsque je réalise un dessin créatif je pars d’une feuille blanche et j’avance des esquisses sans même savoir où je vais. Si je savais précisément où je vais, mon immeuble serait déjà construit et donc ça ne servirait à rien ». Il faut accepter cette immense incertitude. Il faut non seulement être capable de permettre la reformulation des problèmes mais il faut aussi que les managers accordent une certaine flexibilité aux stratégies mises en place.

Demander à des individus d’être créatifs est un fait, mais pour être créatif il faut disposer d’une somme de connaissances accumulées, d’une somme de pratiques, d’une maîtrise car pour citer le cuisinier Jacques Pépin « la créativité sans maîtrise ne mène qu’à des catastrophes ». Selon Pépin, il est impossible d’être créatif en cuisine si vous ne maîtrisez pas les recettes de base. Cet auteur est devenu célèbre grâce à cette émission télévisée où la 1ère recette mise en pratique était la réalisation d’une omelette. La manière de casser les œufs et de préparer une omelette l’ont rendu célèbre. Il part du principe qu’il faut d’abord acquérir de la technique, un peu comme le disaient les grecs, avant d’être créatifs il faut déjà maitriser le geste technique, sinon vous vous dispersez et vous n’obtenez rien.

8.     Bibliographie de base

  1. Amabile, T.M. (1997). Motivating creativity in organizations: On doing what you love and loving what you do. California Management Review, 40, 39-58.
  2. Burger-Helmchen, T., 2013, The Economics of Creativity: Ideas, Firms and Markets: Ideas, Firms and Markets, Routledge.
  3. Carrier, C., Gélinas S., 2011, Créativité et gestion : Les idées au service de l’innovation, Presses de l’Université du Québec.
  4. Cohendet, P. and Simon, L., 2007, Playing across the playground: paradoxes of knowledge creation in the videogame firm. Journal of Organization Behavior,28: 587–605.
  5. Florida, R, 2002(2012), The Rise of the Creative Class, 10th anniversary ed, Basic Books.
  6. Grandadam, D., Cohendet, P., Simon, L. 2013, Places, Spaces and the Dynamics of Creativity: The Video Game Industry in Montreal. Regional Studies. Vol. 47 Issue 10, p1701-1714.
  7. Howkins, J. 2001. The Creative Economy: How People Make Money From Ideas. London: Penguin
  8. Menger, P-M., 2014, The Economics of Creativity, Harvard University Press.
  9. Seelig, T., 2012, inGenius: A Crash Course on Creativity, HarperOne.
  10. Unctad, 2008, Creative Economy Report 2008: The challenge of assessing the creative economy towards informed policy-making.

 

 

BurgerHelmchen[1] Thierry Burger-Helmchen, est professeur des universités en sciences de gestion. Il est chercheur au BETA-UMR 7522 CNRS (A+AERES). Il est l’auteur de plus de 20 articles dans des revues à comité de lecture (référencées AERES, CNRS, FNEGE). Il est également auteur, coauteur ou éditeur de plusieurs ouvrages (d’enseignement ou de recherche) en économie et gestion. Il a été éditeur invité de plusieurs numéros spéciaux de revues sur les thèmes de l’économie et de la gestion de l’innovation et de la créativité (Journal of Innovation Economics, Journal of Strategy and Management, Revue d’Économie Industrielle, Management International). Il a géré ou participé à plusieurs projets de recherches en management de l’innovation et de la créativité (financés par l’Unistra, ANR, Région Alsace, UE ou par des entreprises privées). Plus récemment il a obtenu le prix Syntec pour le meilleur article de recherche en stratégie décerné par des chercheurs et des praticiens.

Licence « Creative Commons » (CC-BY-NC-SA) Thierry BURGER-HELMCHEN, Projet BourbaKeM, élément n°4, 2014