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Projet BourbaKeM
Elément n°7
La codification des connaissances organisationnelles
Catherine Thomas[1]
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1.     Rappels sur le concept de Connaissance

1.1.   Définition

La connaissance est définie comme une croyance justifiée. Certains auteurs ajoutent la notion de croyance vraie justifiée (Nonaka, 1994). La question de la vérité est délicate et renvoie au positionnement épistémologique : une croyance qualifiée de « vraie » concerne principalement le paradigme épistémologique positiviste. Comme souligné par Nonaka & Von Krogh (2009) le point clé est le mode de justification de la croyance, non le critère de vérité.

1.2.    Deux approches contrastées

Les nombreux travaux développés récemment sur le thème des connaissances organisationnelles ont donné naissance à deux approches contrastées : une approche cognitive et une approche fondée sur les pratiques. Leur divergence prend racine dans la définition même du concept de connaissance.

L’approche cognitive se centre sur les processus cognitifs individuels et privilégie une approche positiviste de la connaissance définie comme une « croyance vraie justifiée » qui est « la » représentation du monde « tel qu’il est ». La connaissance est en correspondance iconique avec le monde. La connaissance, appelée aussi « Knowledge », appartient aux individus (ce que les individus savent) ou aux organisations (les actifs de connaissance). Cette approche qui considère que la connaissance peut être détenue par les individus ou les organisations est aussi qualifiée d’ « épistémologie de la possession ».

Cette approche cognitive a été vivement critiquée par les auteurs qui privilégient une « épistémologie de la pratique » ; ils rejettent une définition de la connaissance en termes de « vraie » et s’attachent à saisir son aspect processuel et dynamique (Newell et al., 2009). Les auteurs de ce courant s’appuient sur une définition de la connaissance qui reconnait qu’elle est « une » représentation du monde construite dans et par nos interactions avec le monde, toujours incomplète et socialement située. Dans une perspective pragmatique, la justification de la connaissance se fait dans et par l’action ; il s’agit d’examiner si les connaissances procurent des repères fonctionnellement adaptés (it’s fit) et viables (it’s work) pour agir intentionnellement. L’aspect processuel et dynamique de la connaissance est appréhendé à travers le terme de « Knowing » ou « connaissance en action ». Le « knowing » est une partie intégrante de l’action et représente comment la connaissance qui est possédée est effectivement déployée dans l’action (ce que les individus font) (Cook & Brown, 1999).

1.3.    Complémentarité entre Knowledge et Knowing

Selon Cook et Brown (1999), « Knowledge » et « Knowing » ne doivent pas être perçus comme en compétition mais comme complémentaires. Le « knowledge » constitue un outil « utile » à l’action dans et par nos interactions concrètes avec le monde. En retour, le « knowing » qui se développe dans l’action peut enrichir le knowledge utilisé dans les pratiques. Par conséquent, étudier la dynamique des connaissances dans l’organisation suppose de s’intéresser à la fois aux connaissances possédées (what they possess ?) et aux pratiques qui les mobilisent (what they do ?).

2.     Le lien connaissance tacite / connaissance explicite

2.1.      Définition

Il est usuel de distinguer deux formes de connaissance : les connaissances tacites et les connaissances explicites.

  • Connaissance tacite : connaissance hautement spécifique à un contexte donné, qui comprend une dimension personnelle et qui est en relation avec l’action (Savoir-faire / Know how).

Parce que la connaissance tacite est engluée dans les pratiques, qu’elle comporte des éléments contextuels et une dimension personnelle, il est donc difficile de l’extraire de ces pratiques. Elle est donc difficilement transmissible.

Dans leur dimension personnelle, les connaissances tacites comprennent à la fois des éléments cognitifs et techniques : les éléments cognitifs se réfèrent aux modèles mentaux qui sont utilisés de façon plus ou moins conscientes dans nos interactions avec le monde ; les éléments techniques représentent les savoir-faire et compétences concrètes utilisés dans des contextes spécifiques (Nonaka, 1994). Dans cette perspective, connaître n’est pas une activité purement cognitive, elle est aussi physique : on peut apprendre avec son corps. Les connaissances sont alors dites incarnées (embodied) ; par exemple les connaissances développées par la pratique d’un sport, comme savoir tenir en équilibre sur une bicyclette. On note ici que les concepts de connaissance tacite et de Knowing sont très proches.

  • Connaissance explicite : connaissance exprimée à l’aide de codes et de symboles. (Savoir sur / Knowledge about)

Ces codes peuvent être des images, des cartes, toutes formes symboliques utilisées comme les langages. Une connaissance explicite peut donc être représentée à l’aide de langues naturelles (Anglais, Espagnol, Français …) et/ou de langages construits comme le langage mathématique, informatique, comptable… Les connaissances mises sur des supports papiers ou informatiques sont donc des connaissances explicites ; par exemple les livres de connaissance, les manuels qualité, les bilans et comptes de résultat…

La connaissance explicite est transmissible une fois que le système de codes et de symboles est connu et partagé (Boisot & Li, 2005). Toutefois, cela pose la question de la capacité des individus à utiliser dans leurs pratiques les connaissances explicites (Ancori et al., 2000) ; en d’autres termes cela pose la question de l’appropriation des connaissances explicites.

2.2.      Le lien Connaissance Tacite / Connaissance Explicite : deux perspectives opposées

Le lien Connaissance Tacite / Connaissance Explicite est abordé différemment selon l’approche de la connaissance organisationnelle retenue.

Dans la perspective cognitive, la connaissance individuelle qui est accumulée au cours des expériences, connaissance souvent de nature tacite, peut être codifiée, c’est-à-dire décrite à l’aide de codes et symboles pour devenir explicite. Une fois codifiée, la connaissance devient un objet ou un bien qui peut être stockée dans des outils puis transférée au sein de l’organisation. La définition de la connaissance comme « la » représentation du monde « tel qu’il est » induit que la connaissance explicite est un « pur substitut » de la connaissance tacite (Ancori et al., 2000 p. 257). Cette perspective privilégie alors la connaissance explicite et par conséquent les approches techniques de la gestion des connaissances au sein des organisations.

Pour les auteurs qui privilégient l’aspect processuel et dynamique de la connaissance, le « Knowing », la connaissance est difficile à extraire des pratiques. Pour les plus extrêmes, toutes connaissances explicites nécessitent pour être utiles dans les pratiques la mobilisation de connaissances tacites (Ancori et al., 2000). Cette perspective privilégie donc les connaissances tacites et les approches sociales de gestion des connaissances, dont les communautés de pratiques constituent le socle.

Dans les organisations, se focaliser soit sur les approches techniques, soit sur les approches sociales n’a pas permis d’apporter des résultats satisfaisants (Newell et al., 2009). Les travaux actuels tendent à favoriser la complémentarité des approches.

2.3.   Le lien Connaissance Tacite / Connaissance Explicite : complémentarité et interaction

Dans la voie ouverte par Cook et Brown (1999), Nonaka et Von Krogh (2009) souhaitent clarifier les relations entre connaissances tacites et connaissances explicites. Ces deux formes de connaissance ne sont pas substituables comme pourrait le suggérer le terme de conversion pris dans un sens métrique. Au contraire, ces deux formes de connaissance sont mutuellement complémentaires et peuvent être représentées sur un continuum où les connaissances incarnées (embodied knowledge) d’une part et les connaissances scientifiques d’autre part en représenteraient les deux extrêmes.

La transformation des connaissances tacites en connaissances explicites, des connaissances explicites en connaissances tacites et leurs interactions leur permettent de s’enrichir mutuellement. Tout particulièrement, Nonaka et Von Krogh (2009) soulignent que les aspects créatifs des processus d’articulation et de codification qui permettent de transformer les connaissances tacites en connaissances explicites sont trop souvent négligés par les tenants d’une épistémologie de la pratique. Or, ces processus sont essentiels au développement de la connaissance organisationnelle ; ici réside l’enjeu principal de ce module. Les auteurs reconnaissent néanmoins que dans les organisations les processus de transformation et d’interaction des connaissances tacites et explicites ne peuvent pas être analysés indépendamment des pratiques sociales au sein desquelles ils se développent, aspect jusqu’alors négligé par la « théorie de la création de la connaissance organisationnelle » initiée par Nonaka (1994).

3.     Le processus de codification

3.1.   Définition

La codification vise à transformer les connaissances tacites en connaissances explicites. La codification traduit donc le processus qui vise à représenter une connaissance à l’aide de codes et de symboles socialement partagés.

3.2.   Un processus complexe et non neutre

La codification suppose donc la construction et le déploiement d’un système de codes ou de catégories socialement partagé. Cette construction puis son déploiement seront le résultat de processus de négociation au sein des communautés concernées ; l’exemple proposé par Nonaka et Takeuchi (1995) sur le processus long et complexe qui a permis la création du concept de « twisting strech » dans le cas de la codification du savoir-faire des boulangers en fournit une illustration.

De plus, la construction puis le déploiement d’un système de codes ou de catégories au sein d’une communauté sont des éléments clés dans la mesure où ils ont des implications tant au niveau de la capture du phénomène à connaitre que de sa représentation (Boisot & Li, 2005). En effet, d’une part, déployer un système de codes ou de catégories au sein d’une communauté va influencer la capacité des individus à établir des distinctions dans un domaine d’action collective, en d’autres termes la façon dont les individus vont voir le phénomène et en extraire les données et informations utiles. D’autre part, diffuser ce système de codes ou de catégories va influencer la façon dont les individus vont représenter le phénomène, c.à.d. transformer les données et informations en représentations porteuses de sens, en d’autres termes en connaissances explicites.

En ce sens, le processus de codification est non neutre puisque la connaissance explicite qu’il crée est «une» représentation du monde dépendante des catégories linguistiques institutionnalisées et adoptées par une communauté. C’est également un processus complexe puisque le système de codes créé puis déployé au sein d’une communauté va influencer à la fois la façon de voir le phénomène étudié puis de le représenter.

Dans cette perspective, la connaissance explicite n’est pas un substitut de la connaissance tacite. C’est une nouvelle connaissance qui est le résultat du processus de codification. Elle est complémentaire à la connaissance tacite dont elle est, pour partie, issue.

3.3.   Enjeux et limites de la codification

La littérature souligne principalement le rôle positif de la codification pour faciliter le transfert des connaissances (Zollo & Winter, 2002). En effet, il est plus aisé de transférer des connaissances codifiées que des connaissances tacites. Les connaissances tacites nécessitent pour être transférées des contacts directs entre les personnes (transfert direct); ce qui limite le nombre de personnes à qui il est possible de transférer les connaissances. Une fois codifiées et mises sur un support (livre, base de connaissance) il est possible de diffuser facilement et à un grand nombre de personnes les connaissances alors devenues explicites (transfert indirect).

En facilitant le transfert, la codification va renforcer les deux processus clés de gestion des connaissances au sein des organisations : le processus d’exploitation et le processus de création de connaissances organisationnelles. En facilitant le transfert des connaissances, la codification va ainsi favoriser leur diffusion, leur partage et leur utilisation dans les diverses parties de l’organisation même éloignées géographiquement. Cela permettra une meilleure exploitation des connaissances existantes au sein de l’organisation (processus d’exploitation des connaissances organisationnelles). En facilitant le transfert des connaissances, la codification va également favoriser les échanges de connaissances entre les différents membres de l’organisation. Une fois échangées les connaissances pourront être combinées afin de créer de nouvelles connaissances organisationnelles. Il convient toutefois de noter que pour que le transfert et le partage des connaissances soient effectifs, les connaissances codifiées doivent être appropriées par les personnes à qui elles sont transférées. Cette appropriation dépend du type de connaissance transférée et de la qualité de la codification réalisée.

Au-delà du transfert, si la codification est bien réalisée elle peut engendrer de nombreux points positifs (Zollo & Winter, 2002) :

  • Le processus de codification est l’occasion de mieux comprendre le phénomène concerné, notamment en identifiant les relations causales qui l’expliquent. Identifier les relations de causes à effet qui expliquent les résultats obtenus accroit ainsi la « mindfulness » des membres de l’organisation.
  • Mieux comprendre le phénomène peut également entrainer la génération de nouvelles propositions ; en d’autres termes le processus de codification peut-être l’occasion de challenger les routines existantes et d’en développer de nouvelles.
  • Enfin, l’identification de relations causales puis leur partage au sein de l’organisation renforce l’alignement cognitif des membres de l’organisation facilitant ainsi la communication, la coordination et la coopération entre les membres de l’organisation.

Bien entendu, les avantages de la codification ne sont pas gratuits. Il y a des coûts spécifiques, directs et indirects, liés à la codification. La codification entraine des coûts directs liés au temps, aux ressources et à l’attention managériale nécessaires pour codifier les connaissances organisationnelles. La codification peut également entrainer des coûts indirects en rigidifiant le fonctionnement de l’organisation, limitant ainsi sa capacité à adapter efficacement ses routines à une situation spécifique et augmentant de fait son inertie.

De nombreux travaux empiriques soulignent l’effet rigidifiant et/ou le rôle ambigu de la codification, positive dans certains processus ou phases de processus mais inutile dans d’autres (travaux cités in Echajari & Thomas, 2015).

Toutefois, comme le notent Zollo & Winter (2002) le risque d’accroissement de la rigidité organisationnelle arrive tout particulièrement lorsque le processus de codification mis en œuvre est peu performant. On peut alors se demander si les limites de la codification sont liées au processus de codification lui-même ou à la façon dont la codification est réalisée. Le point 4 essaie de répondre à la question « comment réaliser une bonne codification ? ».

Enfin, comme noté dans le point précédent, certaines connaissances tacites sont difficiles à codifier, ce qui accroit les coûts liés à la codification ; d’autres ne sont que très partiellement codifiables, ce qui rend plus difficile leur appropriation et diminue l’intérêt de leur codification. Il convient donc de s’interroger sur les avantages et les inconvénients liés à la codification en fonction des objectifs poursuivis et de la nature du phénomène ou des tâches concernés. Le point 5 proposera quelques pistes pour répondre à cette question en identifiant différentes stratégies de codification en fonction de la nature des tâches.

4.     Comment réaliser une bonne codification ?

4.1.   Transfert et Structure

La figure 1, empruntée à Max Boisot, illustre le rôle de la structure pour faciliter le transfert des connaissances. Imaginez que vous vouliez transférer un de ces deux schémas A ou B à un individu sans qu’il puisse avoir accès à l’image du schéma. Quel schéma vous semble le plus facile à transférer ?

B7-1

La réponse usuelle est le schéma B. Il suffit de dire ou d’écrire que c’est un carré, dont chaque côté est composé de 6 points en précisant le diamètre de chaque point et la distance les séparant. Il est en effet beaucoup plus difficile de décrire le schéma A qui représente un nuage de points. Pourquoi ? Le schéma B possède une structure, le carré, qui est connue par un très grand nombre d’individus. A l’inverse le schéma A n’a pas de structure apparente. Pour pouvoir le transférer facilement et fidèlement, il faudrait créer, par exemple, un repère orthonormé afin de pouvoir situer chaque point par ses coordonnées (abscisse et ordonnée), en d’autres termes créer une structure.

On en déduit que : la connaissance explicite se diffuse plus facilement si elle est structurée et que sa structure est partagée (Boisot & Li, 2005). Cela semble simple au regard de la figure proposée ici, néanmoins dans les pratiques, la nécessité de structurer ses discours, notes, documents (etc.) est souvent oubliée notamment lors de présentations orales. En d’autres termes, lors d’une présentation orale pour un examen (milieu académique) ou en entreprise n’oubliez pas de structurer votre présentation et de partager cette structure avec votre auditoire. Il convient aussi d’adapter le système de codes (par ex. le langage) et la structure à l’auditoire visé afin que leur partage soit facilité.

4.2.   Les deux étapes clés du processus de codification

La codification d’un phénomène, d’une pratique et de la compétence tacite qui est associée et/ou mobilisée dans l’action repose sur deux processus (Boisot & Li, 2005) :

  • un processus de différenciation ou de discrimination qui permet de distinguer les différentes catégories nécessaires pour saisir les différents aspects qui constituent le phénomène concret et la connaissance tacite mobilisée ;
  • un processus d’intégration ou d’association qui vise à regrouper ces catégories en catégories plus abstraites afin d’obtenir une représentation à la fois simplifiée (moins de catégories) et structurée.

Si le processus de différenciation donne forme au phénomène, le processus d’intégration en propose une structure. Cette structure facilite la communication et la diffusion des connaissances (Boisot & Li, 2005).

Le processus d’intégration est réalisé via un processus d’abstraction. En effet l’abstraction vise à traiter des choses différentes comme si elles étaient identiques. Ce regroupement de catégories concrètes différentes en une catégorie homogène plus abstraite peut être obtenu par corrélation statistique ou analytique (Boisot & Li, 2005).

En permettant de donner une structure aux phénomènes concrets observés, l’abstraction joue un rôle prépondérant dans le processus de codification.

4.3.   Le rôle de l’abstraction

L’abstraction joue un rôle essentiel en renforçant les points positifs de la codification et en limitant ses points négatifs, notamment le risque de rigidifier les pratiques organisationnelles.

Une codification abstraite fournit un double avantage : d’une part, elle limite le nombre de codes nécessaires pour représenter le phénomène, d’autre part elle propose une structure sous-jacente au phénomène (Boisot & Li, 2005). Ces deux éléments facilitent le transfert des connaissances et donc joue un rôle positif sur les processus d’exploitation et de création des connaissances organisationnelles.

Donner une structure, notamment via un processus d’abstraction analytique, permet d’accroitre notre compréhension des phénomènes ou pratiques étudiées et facilite l’identification des relations causales. Une codification abstraite permet ainsi d’étendre la connaissance organisationnelle et d’accroître la « mindfulness » des membres de l’organisation. De plus, en proposant une représentation structurée et synthétique du phénomène ou de la pratique, elle permet de fournir des guides simplifiés pour l’action, améliorant ainsi le traitement des informations et le processus de décision (Zollo & Winter, 2002 ; Boisot & Li, 2005).

Une codification abstraite permet de « décontextualiser » le phénomène ou la pratique étudiée. Cette dé-contextualisation a un double avantage : elle permet d’une part, de diffuser et de réutiliser la connaissance dans des pratiques ou tâches hétérogènes c.à.d. qui ne se répliquent pas à l’identique et/ou dans des contextes différents; elle accroit ainsi la zone d’utilité de la diffusion des connaissances dans le temps (pratiques hétérogènes) ou dans l’espace (contextes différents). La décontextualisation favorise d’autre part la génération de nouvelles propositions. En effet, l’utilisation dans les pratiques de connaissances décontextualisées nécessitent de les recontextualiser ; cette recontextualisation est l’occasion d’adapter, et donc de faire évoluer les pratiques existantes. Il y a donc un enrichissement des connaissances à travers un processus de décontextualisation / contextualisation. Dans cette perspective, Zollo & Winter (2002) insistent sur le rôle de la codification dans le développement de capacités dynamiques.

Toutefois, une codification abstraite génèrera une perte de finesse dans la représentation des phénomènes, nécessitant de la part des acteurs qui souhaitent s’approprier ces connaissances un effort important de recontextualisation. Cet effort de recontextualisation des connaissances abstraites a un coût et repose pour partie sur la mobilisation des connaissances tacites des acteurs.

Des stratégies de codification différentes, c’est-à-dire plus ou moins abstraites, peuvent donc exister au sein d’une même organisation. Elles dépendent à la fois du contexte organisationnel et plus particulièrement de la culture, du style cognitif de l’agent à l’origine de la codification et des objectifs poursuivis (Boisot & Li, 2005). Il s’agit donc en fonction des éléments de contexte, de l’objectif poursuivi et de la nature des tâches de choisir le « bon » degré d’abstraction. Zollo & Winter (2002) soulignent que plus les tâches sont hétérogènes et complexes plus les gains de la codification et plus particulièrement d’une codification abstraite sont importants.

5.     Elaborer des Stratégies de Codification

Le tableau ci-dessous propose différentes stratégies de codification en fonction du type de tâches et des objectifs poursuivis (Echajari & Thomas, 2015). Dans les pratiques ces stratégies devront prendre également en compte le contexte organisationnel dans lequel elles seront déployées, notamment la culture et le style cognitif des membres de l’organisation.

Tâches simples et répétitives Tâches hétérogènes et complexes Tâches rares et complexes (accident)
Type de codification Codification concrète des « comment »
(procédures)
Codification abstraite des « pourquoi » et des « comment » Codification abstraite des « pourquoi » et des « comment » puis concrète des « comment »
Objectifs de la codification Transfert (autres équipes, nouveaux entrants, …)
Partage
Transfert
Apprentissage
Flexibilité
Transfert
Apprentissage
Sécurité
Résultats souhaités de l’efficience des Capacités
Dynamiques
     de la Sécurité

 

5.1.   Tâches simples et répétitives

Une codification concrète cherchera à donner une représentation la plus complète possible du phénomène observé. Elle parait particulièrement adaptée dans le cas de tâches simples et répétitives. En effet, des tâches simples peuvent être décrites assez facilement de façon complète, notamment à l’aide de procédures. Il s’agit ici de codifier de façon concrète le comment. Si la tâche se répète souvent, diffuser la procédure permettra de transférer la « bonne pratique » et d’accroitre ainsi la performance de la firme. Citons par exemple la façon de placer les « pepperoni » sur une pizza pour qu’ils se répartissent de façon équilibrée au moment de la cuisson ou de placer les cartons à pizza de façon optimale pour ranger au plus vite et sans risquer de la faire tomber, la bonne pizza dans le bon carton. Dans ces exemples, ces bonnes pratiques ont pu être ainsi facilement transférées à l’ensemble des franchises de la même chaîne.

Ces exemples traduisent en priorité un transfert d’une franchise à l’autre ; c’est-à-dire d’une équipe à une autre équipe (transfert dans l’espace). Ce type de codification est également très utile dans des environnements où le turn-over est important. Les procédures décrites plus haut permettent à un nouvel embauché d’être efficace rapidement, sans avoir à redécouvrir par la pratique, c.à.d. par de nombreux essais erreurs, la bonne façon de placer les « pepperoni » ou les cartons à pizza. Il s’agira ici d’un transfert dans le temps, d’un employé à un autre sur un même poste.

Dans le cas de tâches simples et répétitives, la codification des bonnes pratiques permettra leur transfert dans le temps et / ou dans l’espace afin d’accroitre l’efficience de l’organisation. Il convient de souligner que plus la tâche est simple plus elle pourra être décrite complètement, facilitant ainsi l’appropriation de la connaissance codifiée et donc le partage des bonnes pratiques.

5.2.   Tâches hétérogènes et complexes

Dès que les tâches deviennent complexes, une codification concrète nécessitera un très grand nombre de catégories et d’interrelations, rendant la connaissance difficile à diffuser et communiquer (Boisot & Li, 2005). Par ailleurs, la complexité des phénomènes entrainera des manifestations concrètes différentes selon les contextes, rendant inopérantes une codification concrète. En effet, les codes concrets et les interrelations nécessaires à la représentation du phénomène seront différents d’un contexte à l’autre. Les tâches complexes sont donc par nature hétérogènes.

Dans ces cas, nous l’avons vu, une codification abstraite fournit un double avantage : d’une part, elle limite le nombre de codes nécessaires pour représenter le phénomène, d’autre part elle propose une structure sous-jacente au phénomène. Ces deux éléments facilitent la diffusion et la communication de la connaissance (Boisot & Li, 2005) et la rendent opérante dans de nombreux contextes, qui évoluent dans le temps et dans l’espace.

Une codification abstraite dans le cas de tâches complexes présente également un avantage en termes d’apprentissage. Comme cela a été montré par de nombreux auteurs (March, 2010 ; Zollo & Winter, 2002), apprendre d’une expérience complexe est délicat. Le traditionnel learning by doing (ou apprentissage semi-automatique) est difficile, ce type d’expérience favorisant des apprentissages erronés (superstitious learning) sur les causes probables des effets observés. Les expériences complexes nécessitent donc la mise en œuvre d’un apprentissage délibéré où la codification joue un rôle positif (Zollo & Winter, 2002) : produire un effort de codification permettra de fournir une représentation plus claire de ce qui « marche » et de ce qui ne « marche pas » réduisant ainsi l’ambiguïté causale associée à ce type d’expériences.

Mais pour réutiliser les leçons tirées d’expériences complexes, la connaissance doit être « bien codifiée » (Zollo & Winter, 2002). En effet, ces leçons doivent pouvoir être appliquées à des expériences différentes parce que les expériences complexes sont par nature, nous l’avons vu, hétérogènes. Dans ce cas, une codification abstraite des « pourquoi » et des « comment » permettra de réutiliser la connaissance codifiée dans des expériences et/ou des contextes différents (Echajari & Thomas, 2015).

Enfin, la connaissance abstraite des « comment » permet de fournir des guides « ouverts » pour l’action c.à.d. sans la déterminer à priori. La mise en œuvre de ces « comment » nécessitera un effort de contextualisation et d’adaptation permettant à la fois de générer de nouvelles connaissances et de maintenir la flexibilité nécessaire à toute organisation évoluant dans des environnements dynamiques (Echajari & Thomas, 2015).

On peut citer ici l’exemple d’une codification sous la forme de “règles simples”, identifiée par Bingham and Eisenhardt (2011) dans le cas d’un processus d’internationalisation, processus composé de tâches complexes. Ces règles simples capturent les mécanismes causaux qui caractérisent ce processus (les pourquoi) et fournissent quelques repères pour guider l’action mais ne donnent pas de détails précis sur les solutions à mettre en œuvre (les comment). Les auteurs décrivent comment ces « simples règles » sont élaborées par un processus progressif d’abstraction.

Pour conclure, on peut souligner la différence fondamentale entre une procédure (codification concrète) et une codification abstraite sous la forme de « règles simples ». La première fournit peu d’éléments sur les « pourquoi » mais vise à donner la représentation la plus complète et la plus précise possible des « comment » ; ces deux éléments étant essentiels à un transfert rapide et efficace. Au contraire une codification sous la forme de « règles simples », fournit de nombreux éléments sur les « pourquoi » en cherchant à identifier une structure commune aux processus étudiés et peu de précisions sur les solutions à mettre en œuvre. Ici, l’incomplétude de la codification des « comment » n’est pas le problème mais au contraire la solution ; elle garantit la possibilité de réutilisation (c.à.d. un transfert utile), un apprentissage par contextualisation et la flexibilité.

Combiner transfert, apprentissage et flexibilité de la codification abstraite supporte le développement de capacités dynamiques.

5.3.   Tâches rares et complexes (de type accident)

Les expériences ou tâches rares et complexes diffèrent des précédentes en termes de fréquence de réalisation.

Dans la mesure où ce sont des expériences complexes, l’objectif d’identification des mécanismes causaux explicatifs sont au cœur de la démarche. Si l’expérience ou la tâche est un succès, on tentera de reproduire les facteurs qui sont à l’origine du succès, si c’est un échec, on essaiera de les éviter.

Dans le cas de succès, la stratégie de codification qui supporte la mise en œuvre de cet apprentissage délibéré sera très proche de celle des expériences ou tâches hétérogènes et complexes. Le fait que la tâche soit rare pose un problème additionnel : dans quelle mesure le coût lié à l’effort de codification est rentable ? Il n’y a pas de réponse à priori, l’utilité des connaissances produites étant dépendante des contextes.

Dans le cas d’échec, la littérature s’est beaucoup intéressée aux leçons que l’on peut tirer d’accidents, notamment dans le domaine des transports ou des industries dangereuses comme le nucléaire. Ici la stratégie de codification qui supporte l’apprentissage délibéré combine à la fois des codifications abstraites et concrètes. Il s’agit dans un premier temps d’identifier les causes de l’accident afin de développer des nouveaux modèles de sécurité (codification abstraite des « pourquoi » et des « comment »). Puis en utilisant ces nouveaux modèles, de nouvelles procédures de sécurité sont élaborées (codification concrète des « comment »). Ces procédures sont développées puis mises en place pour éviter que l’accident ne se reproduise c.à.d. pour accroitre la sécurité.

La forme de codification, plus ou moins abstraite, dépend donc principalement de la nature de la tâche, plus ou moins complexe mais aussi de l’objectif recherché. Un objectif de flexibilité tendra à privilégier une codification abstraite, alors qu’un objectif de sécurité nécessitera une codification plus concrète, notamment des « comment ».

6.     Conclusion

Nous avons montré que la transformation de connaissances tacites en connaissances explicites via un processus de codification est non neutre. La connaissance explicite élaborée n’est donc pas identique à la connaissance tacite liée à la tâche ou l’expérience que l’on a cherché à codifier.

La connaissance codifiée peut prendre différentes formes plus ou moins abstraites et porter sur les « comment » et/ou les « pourquoi ». Réaliser une bonne codification revient alors à s’interroger sur la forme de codification adaptée à la situation donnée, en d’autres termes à élaborer des stratégies de codification.

Ces stratégies de codification dépendent :

  • de la nature de la tâche, plus ou moins complexe,
  • des objectifs poursuivis : transfert / apprentissage / flexibilité / sécurité,
  • du contexte organisationnel : culture de l’entreprise, style cognitif des acteurs devant utiliser les connaissances codifiées.

7.     Bibliographie

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Echajari L., Thomas C. (2015), « Learning from complex and heterogeneous experiences: The role of knowledge codification », Journal of Knowledge Management, Vol. 19 Iss: 5, pp. 968-986.

March, J.G. (2010), The Ambiguities of Experience, Cornell University Press, Ithaca, New York, NY.

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Newell S., Robertson M., Scarbrough H., Swan J. (2009), Managing knowledge work and innovation, Basingstoke; New York: Palgrave Macmillan.

Zollo M., Winter S.G. (2002), «Deliberate learning and the evolution of dynamic capabilities», Organization Science, May-June, p. 339-351.

 

 

Thomas[1] Catherine THOMAS est Professeur des Universités en Sciences de Gestion à l’ISEM (Institut Supérieur d’Economie et de Management – Université Nice Sophia Antipolis) et membre du GREDEG (Groupe de Recherche en Droit Economie et Gestion, UMR 7321 UNS-CNRS). Ses travaux de recherche portent sur la Dynamique Organisationnelle, la Gestion des Compétences, le Management de l’Innovation, le Management des Connaissances et les Méthodologies de la Recherche. Elle a publié sur ces thèmes de nombreux articles dans des revues référencées AERES nationales et internationales et participé à plusieurs ouvrages collectifs. En s’intéressant aux méthodologies de la recherche, elle étudie les problématiques de création de connaissances tant d’un point de vue managérial que scientifique.

Elle a eu en charge la coordination du projet KMP (Knowledge Management Platform), projet pluridisciplinaire (GREDEG, INRIA, GET et Telecom Valley) visant à concevoir et implémenter un site web de compétences pour une communauté de firmes et d’organismes de recherche dans le domaine des Télécoms afin de favoriser l’innovation collaborative.